Encore un appel du commandement. Encore une réunion tardive à laquelle Hina n'est conviée que pour la forme. Comme si elle n'avait que ça à faire ! Esturion n'a été convoqué qu'une seule fois de jour. Une seule ! Mais elle n'est pas le capitaine Esturion et sa timidité maladive — enfin, maladive, à le voir tout sourire ces derniers jours, sa fièvre lui a fait du bien. Elle n'est pas une sang-dragon non plus, alors Edora ne lui épargne rien.
Non. Inutile de commencer à penser ainsi. Ce doit être la fatigue qui prend le dessus, rien de plus. Les journées ne sont pas plus longues, mais le voyage en montagne est plus éprouvant. De nombreuses personnes de l'arrière ont été dépêchées à l'avant et sur les flancs pour renforcer la sécurité du convoi et, bien évidemment, la charge de travail des guerriers sous les ordres d'Hina n'a pas diminué pour autant.
Il faut toujours s'occuper des blessés, des cuisines, de tout le matériel qui a été savamment choisi pour être sûr que rien ne manque au moment critique. Elle s'en voudrait presque d'avoir recommandé qu'on double les stocks de projectiles et prévoit des tentures de rechange. Au cas où… Rha !
Elle roule des yeux tandis qu'elle traverse le camp, qui s'allonge à mesure qu'ils s'enfoncent dans l'ancien territoire Gasal. L'ambiance y est bien moins légère que quelques jours auparavant : il n'y a pas que pour elle que la fatigue s'accumule lentement et s'annonce de plus en plus tôt au cours des journées de marche.
Alors, Capitaine exemplaire — du moins essaie-t-elle —, elle garde sa stature parfaitement droite, son équipement parfaitement entretenu et, autant que faire se peut, son humeur égale. Et lorsqu'elle n'y arrive pas, Lirk prend le relais. Comme toujours.
Il n'a d'ailleurs pas été invité cette fois. Enfin non, ça n'est pas qu'il n'a pas été invité, c'est qu'il a été expressément demandé qu'il ne vienne pas. Ça non plus, ça n'aide pas. Tous les capitaines savent que Lirk rend Hina fonctionnelle. Qu'il pallie ses travers à grands coups de douceur et d'un jemenfoutisme qu'elle n'apprécie que chez lui.
Quoi que… Si lui n'est pas là, alors il y a fort à parier qu'il n'y aura que les hautes instances ce soir : Edora, Lavilia, Tripas, Esturion, Alastor, Thosm, probablement Grald des médecins, et elle-même. Et si tel est le cas, alors il n'y a qu'une possibilité : les informations rapportées par les torches reconfigurent la vision qu'Edora a de leur mission, ainsi que leur éventail de possibilité. Des problèmes, donc, et la nécessité d'un conciliabule avant de prendre la moindre décision.
La traversée du camp se révèle finalement assez rapide : le gros des troupes dort ou est de garde. Peu de monde à saluer, aucun échange plus long qu'un hochement de tête, et cela lui convient parfaitement.
Hina s'étonne néanmoins lorsqu'elle arrive devant la tente du commandement : les cousins Lorl attendent silencieusement, tandis qu'Alastor et Thosm discutent avec Drast de Gasal. Que foutent les gamins ici ?
Elle s'approche un peu plus, hoche la tête vers les cousins avant de se planter devant Alastor.
« Pourquoi ? »
Elle le sait vif d'esprit, ainsi elle ne jette qu'un bref regard vers le Gasal. Alastor soupire alors. Ça n'est probablement pas la première fois qu'il doit s'expliquer.
« Parce que Drast et Hetros étaient avec moi, avant-hier.
— Avant-hier ? »
Ils ont attendu deux jours ?
« Oui, avant-hier.
— Pourquoi deux jours ?
— Parce que…
— Peut-être pourrai-je répondre à vos questions, capitaine Hina. »
Ils se détournent tous vers l'entrée de la tente, où la Commandante se tient parfaitement droite. Ses cernes sont de plus en plus creusés. Elle a dû dormir trois heures. Peut-être quatre. Les reproches d'Hina disparaissent immédiatement et elle se contente d'entrer.
La tente semble particulièrement vide en l'absence des lieutenants et sous-lieutenants. Les quelques cristaux de lumière, réglés à basse intensité, plongent l'espace dans une ambiance calme, presque fugitive.
Tripas, Lavilia et Esturion sont déjà présents, un verre à la main, et discutent à mi-voix. Ils s'interrompent lorsque Hina et les autres pénètrent les lieux… si bien qu'Hina a soudain l'impression qu'elle ne devrait pas être là. Qu'elle n'est pas voulue. Elle fronce donc les sourcils et contourne la table pour prendre place sur l'un des sièges libres. Thosm, Alastor et les deux garçons font de même. Seule la petite Lorl reste debout et entame de tous leur servir un verre de vin.
Au vu du nombre de places, il ne manque plus que deux personnes. Grald et… ? Hina va pour poser la question, mais Edora la devance.
« Avant toute chose, je vous remercie d'être venus. » Comme s'ils avaient le choix. « Je sais que vous êtes tous très occupés, d'autant plus avec notre approche d'Egara, mais il me semble nécessaire de nous réunir ce soir. » Tout cela pour dire qu'il y a un problème. « Comme vous devez tous vous en douter, j'ai de nouvelles informations à vous transmettre. Alastor ?
— Oui. »
Les regards glissent sur la Griffe de Catarphone qui, jusqu'alors appuyé contre le dossier de son siège, se redresse.
« Comme vous le savez, je suis parti il y a trois jours en reconnaissance pour baliser le flanc nord de la route et m'assurer qu'il n'y ait aucune complication potentielle. »
C'est le travail des torches, après tout.
« J'étais accompagné d'Hetros de Lorl et Drast de Gasal pour l'occasion. Fondamentalement, rien de ce qu'il s'est passé jusqu'à la fin de la nuit ne vous intéressera. Des arbres, des pierres, des animaux. »
La phrase arrache un sourire à Thosm et Hina, mais Alastor ne s'arrête pas.
« Lors de la nuit… Lors de notre dernier quart de garde avant le retour, pour être tout à fait précis, Drast a été confronté à une rencontre. »
Les termes sont étranges, si bien qu'Hina prend la parole malgré elle.
« Des Oubliés ? »
Le sourire qui illumine alors Alastor — fait particulièrement rare — soulage Hina, puis l'interroge d'autant plus.
« Non, Hina. Pas des Oubliés. Des alliées. »
Ha ! Voilà qui est… Et soudain les mots prennent un sens nouveau. Des alliés. Ils ont des alliés ? D'un regard extatique, la capitaine balaie l'assistance : Thosm, Esturion et Lavilia ne savaient pas. La petite Lorl fait bien semblant, mais son cousin a dû lui dire.
Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi n'ont-ils pas été prévenus plus tôt ? Et alors que tous semblent se poser les mêmes questions, Alastor ne fait que redonner la parole en reculant sur son siège. Ce sera donc Edora qui répondra.
« J'ai pris la décision de ne pas vous en parler, car je ne pouvais être sûre de la venue de nos alliées. De fait, seuls sieur Longvue et la Griffe de Catarphone étaient au courant. Le premier parce qu'il est le représentant du roi, le second parce que ce sont ses hommes qui étaient voués à les trouver. Amais ?
— Oui, Commandante ?
— Vous pouvez entrer.
— Très bien, Commandante. »
À ces mots, la sang-dragon qui avait fait débâcle quelques jours plus tôt pénètre la tente du commandement accompagnée d'une silhouette encapuchonnée de noir et de bleu marine. Hina lève les yeux au ciel devant telle mise en scène, d'autant plus que, comme elle s'y attend, la silhouette s'avance de quelques pas et ôte sa capuche.
C'est une jeune femme, seize ans au plus, peut-être dix-sept. Ses cheveux couleur nuit sont très courts, ses doigts bandés. Son cou aussi, d'ailleurs. Ses cernes sont sans équivoques : elle est éreintée, et ce même si son regard légèrement hagard suggère qu'elle se réveille à peine. Oh ! Voilà donc une autre raison aux deux journées avant la réunion : elle dormait.
La toge qu'elle porte suggère une mage, mais rien n'est moins sûr. Elle semble trop bien campée sur ses appuis pour cela. Les couleurs sous-entendent le Maelstrom. Le Maelstrom ? Depuis quand l'Incendie a-t-il un quelconque allié là-bas ?
« Edda, peux-tu te présenter ?
— Bien sûr. » Sa voix est douce, assurée. « Je m'appelle Edda Uusd, membre des Archimages de la Dernière faille d'Olysn. Je suis ici pour vous annoncer officiellement qu'un détachement remonte en ce moment même le long de l'Ardent pour vous aider dans la reconquête d'Egara. »
Le jeune Lorl a souri lorsqu'elle a dit venir des Archimages, mais ne parvenant pas à en tirer quoi que ce soit, Hina laisse la parole à Thosm.
« Depuis quand les archimages se déplacent-ils seuls ?
— Thosm. »
Alastor a été froid, mais le mage n'en a cure. Dorïn et Olysn ne se sont jamais entendus, enfermés dans un conflit pour savoir lesquels maîtrisent le mieux l'énergie cristalline.
« Je ne suis pas venue seule. Mon… » L'archimage s'interrompt un instant avant de reprendre. « Mon binôme est resté sur place.
— Sur place ?
— Oui, à Egara. Nous avons décidé… » Elle roule des yeux et rectifie. « Il a décidé qu'il valait mieux pour nous tous que quelqu'un reste à Egara pour continuer de récolter un maximum d'informations.
— Et vous avez accepté ?
— Non, mais je n'ai pas vraiment eu le choix. Il… »
À nouveau le fils des Lorl sourit, comme s'il visualisait avec précisions l'échange probablement houleux des archimages.
« Et donc ? »
La question de Thosm est froide, mais censée. Qu'en est-il d'Egara ? Que peut-elle leur dire dans l'immédiat ? Ont-ils ne serait-ce qu'une chance ?
« La cité est irrémédiablement tombée. De ce que nous avons pu voir, seule une poignée de survivants subsistent encore, enfermés dans l'ancien hôtel de ville.
— L'ennemi ? »
Alastor cette fois-ci, et s'il pose la question c'est qu'il n'a pu le faire plus tôt. Il est connu pour ne pas aimer répéter les mêmes conversations.
« Exclusivement des sang-dragons, de races diverses : harpies, humains de tous les temps, quelques orcs et un demi-géant. Tous Oubliés.
— Comment pouvez-vous en être sûr ?
— Mon binôme est béni des esprits de l'eau : il peut sentir celle dans nos corps… et les Oubliés n'en ont pas tous. »
Et encore une fois de nombreux regards interrogent Hina. Celui du Gasal, tout d'abord, qui semble découvrir que les Oubliés ne sont pas invisibles aux yeux de tous — qu'apprennent-ils dans cette académie ? — mais aussi les brefs regards d'Esturion et Lavilia, comme surpris, qui portent rapidement vers la Commandante.
À l'arrière du convoi depuis son départ, Hina se doute bien que ceux de l'avant ont tissé des liens plus profonds entre eux qu'avec n'importe qui d'autre. C'est normal. Nécessaire, même. Pourtant… Pourtant, elle sent comme une distance entre les différents groupes en présence. D'un côté, Edora et ses sang-dragons, de l'autre Thosm, Alastor et ses élèves. Et quant à elle, Hina est aussi seule que cette Edda.
Une question lui vient alors, d'une simplicité effarante.
« Pourquoi n'est-ce pas votre binôme qui est avec nous aujourd'hui ? »
Alastor arque le sourcil et la jeune bat des paupières.
« Je vous demande pardon ?
— S'il peut sentir l'eau dans les Oubliés, n'aurait-il pas été plus intelligent qu'il soit parmi nous aujourd'hui ? Comment pourrons-nous nous assurer qu'il est bien lui-même lorsqu'il viendra ici ?
— Vous pensez qu'il mourra ?
— Je ne le pense pas, mais c'est une possibilité. »
Alors l'archimage sourit avec une assurance qu'Hina a pu porter elle-même lorsqu'elle avait son âge, du genre qui s'oppose aux normes et à l'expérience sans le moindre doute d'elle-même.
« Je le saurai, s'il est un Oublié.
— Ah, oui. Bien sûr. »
Alors les yeux d'Hina s'écarquillent malgré elle, d'autant plus lorsqu'elle constate le regard entendu d'Alastor et des cousins Lorl… puis elle soupire : ils sont vraiment dans la merde.