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Chapter 25 - Chapitre 2 – Tic-Tac

**Chapitre 2 – Tic-Tac**

Le monde s'était figé.

Les flocons suspendus comme des larmes de cristal.

Émile, seul à marcher parmi les statues vivantes, comprit peu à peu le pouvoir de la montre.

Elle ne figeait pas le temps.

Elle ouvrait les cœurs.

D'abord le boulanger, figé devant sa fille de cinq ans, la main levée pour une gifle qu'il regretterait toute sa vie.

Émile posa sa paume sur l'épaule du père.

Le souvenir se déroula.

La gifle ne tomba jamais.

Le père serra l'enfant contre lui.

« Pardon, ma petite lumière. »

Ensuite la veuve, devant la tombe encore fraîche de son mari.

Émile effleura sa joue ridée.

Elle revécut le dernier matin.

Cette fois elle dit « je t'aime » avant qu'il parte à la mine.

Elle pleura de joie dans le présent, sans savoir pourquoi.

Puis le fils qui n'avait pas pardonné à son père mourant.

Le vieux menuisier qui n'avait jamais dit à sa femme qu'elle était belle.

La jeune fille qui avait laissé partir son premier amour sans un mot.

Un à un, Émile entra dans leurs cœurs.

Il répara ce qui pouvait l'être.

Chaque voyage lui prenait un morceau de vie.

Une ride profonde.

Un pas plus lourd.

Des yeux qui voyaient moins clair.

Le village changea.

Les gens se parlaient de nouveau.

Ils pleuraient dans les bras les uns des autres.

Ils disaient « pardon » et « je t'aime » comme si les mots allaient disparaître demain.

Émile, lui, vieillissait à vue d'œil.

Ses mains tremblaient trop pour tenir un tournevis.

Sa respiration était courte, comme un soufflet percé.

Il savait que la montre ne lui donnerait plus beaucoup de tours.

Un soir, assis dans son fauteuil, la neige tombant derrière la vitre,

il remonta la montre une dernière fois.

Le monde s'arrêta encore.

Il ferma les yeux.

Et choisit son propre souvenir.

1952.

La gare de Valgris.

Claire, en robe bleue, un billet à la main.

Elle allait partir pour la ville.

Étudier.

Devenir infirmière.

Émile, jeune, les mains dans les poches, le cœur en miettes,

n'avait jamais osé.

Cette fois, il marcha jusqu'à elle.

Il prit sa main tremblante.

Il parla enfin.

« Claire…

Je t'ai aimée dès le premier jour où tu es entrée dans la boutique avec la montre cassée de ton père.

Je t'ai aimée quand tu riais aux blagues que je ne savais pas faire.

Je t'ai aimée chaque fois que je passais devant ta vitrine sans entrer, parce que j'avais trop peur de te parler.

Je t'ai aimée en silence pendant des années, comme un idiot.

Je t'ai aimée quand tu es partie.

Je t'aime encore.

Reste.

Ou emmène-moi.

Je ne veux pas passer ma vie à réparer des montres pendant que mon cœur reste cassé. »

Les mots sortaient enfin.

Bruts.

Déchirants.

Vingt mille jours de silence dans une seule phrase.

Il attendit.

Le cœur au bord des lèvres.

Claire le regarda.

Longtemps.

Ses yeux bleus comme la robe qu'elle portait ce jour-là.

Elle ouvrit la bouche.

Mais aucun son ne sortit.

Émile sentit quelque chose se briser en lui.

Un bris si profond qu'il n'y eut même pas de douleur.

Et soudain, la voix d'Émile, vieille, épuisée, murmura dans le vide :

« J'aurais voulu que ça se passe comme ça.

Juste une fois.

Mais même dans mes rêves…

je n'ai pas le courage. »

Le décor vacilla.

La gare disparut.

La robe bleue s'effaça.

La montre tomba de sa main, lourde comme un caillou.

Il n'y avait plus de neige suspendue.

Plus de village figé.

Plus de Claire.

Juste un lit d'hôpital.

Des machines qui bipent faiblement.

Une infirmière qui referme doucement ses paupières.

Émile n'avait jamais remonté la montre.

Il n'avait jamais réparé le cœur de personne.

Il n'avait jamais dit à Claire de rester.

Il était mort seul, à 87 ans,

d'un cœur trop vieux qui n'avait jamais été réparé.

Son dernier rêve avait été d'aider les autres,

parce que personne ne l'avait aidé lui.

Son dernier rêve avait été de parler enfin.

Mais même là, dans l'ultime seconde avant le noir,

il n'avait pas osé.

La montre à gousset n'avait jamais existé.

Elle était juste le tic-tac de son cœur

qui battait encore un peu

pour des regrets qu'on ne peut pas remonter.

**FIN.**

On ne meurt jamais de la vie qu'on a vécue.

On meurt de celle qu'on n'a pas osé vivre.

Et parfois, même nos rêves nous refusent le courage

qu'on n'a jamais eu éveillé.

🤍

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