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Chapter 17 - Assimilation quadrifragmentaire déviée.

 Cela doit faire un bon quart d'heure qu'ils attendent en silence. On leur a annoncé qu'une nouvelle élève va rejoindre leur classe et Monsieur Flikr a choisi de l'attendre plutôt que de commencer son cours. Regia a bien vu le regard pervers du petit clou chauve qui leur sert de professeur. La nouvelle n'a non seulement pas commencé l'année en même temps que tous les autres, mais en plus elle est en retard… Il lui fera payer, d'une manière ou d'une autre.

 « Ce vieil enfoiré est fourbe, rancunier et alcoolique » lui a un jour dit Hetros. L'odeur de liqueur qui l'embaumait le jour de la rentrée a confirmé ces dires à Regia. Elle se parfume les poignets d'un mélange de roses et de lilas depuis, pour limiter, sinon fuir, l'odeur du professeur.

 Et bien évidemment, parce qu'il est hors de question que la classe devienne aussi bruyante qu'un bordel de Prast, la vingtaine d'étudiants commencent à mourir d'ennui. Les uns comme les autres trépignent, observent la porte, se glissent des regards de plus en plus agacés. Ça aussi, le professeur le fait exprès. Selon Regia du moins : imaginez qu'ils accueillent la nouvelle à bras ouverts.

 Regia est donc plongée dans le détail des vingt-sept nœuds qui composent le bois de la porte lorsque l'on y toque. Oh ! Quelques murmures agitent la salle, Monsieur Flikr les éteint d'un regard brûlant. Tous se redressent donc, sortent leurs cahiers, leurs livres et le professeur, d'une voix mesquine et presque inaudible, invite à entrer.

 On toque de nouveau, le professeur parle à peine plus fort et un haut-le-cœur prend Regia. Elle hait ce genre d'hommes. La nouvelle est en retard, c'est un fait et il doit y avoir remontrance… Mais à quoi bon agir ainsi ?

 Elle hausse les yeux au ciel lorsqu'une troisième série de coups, plus rapide que les précédentes, résonne. Le professeur se lève alors, prend son temps pour rejoindre la porte tout en lançant un regard entendu à ses élèves.

 « Je suppose que vous êtes Saïna.

 — Oui, monsieur.

 — Vous avez vingt minutes de retard. »

 Quinze, pense Regia, qui, comme presque tous les autres, se penche sur sa table pour apercevoir la nouvelle. Trop éloignée, elle ne peut voir qu'une enveloppe. Le professeur l'ouvre et en lit le contenu en retournant à son bureau. D'un geste mou, il invite la nouvelle à le suivre. Elle est petite, de longs cheveux noirs légèrement ondulés et porte une tenue brune on ne peut plus banale. Son maintien est droit sans être noble, sa prestance, inexistante…

 La nouvelle avance et balaie la classe du regard. Regia s'arrête un instant : c'est une sang-dragon. Une descendante du Héros et… parente de la directrice ? Non. Enfin si, elles ont forcément du sang commun, mais ce serait comparer un saphir et un galet. Tous deux sont des pierres et nés de la terre, voilà tout.

 « Vous savez, Mademoiselle Saïna, ça n'est pas parce que la directrice vous apprécie que ce sera le cas de tous vos professeurs… » La nouvelle se redresse un peu plus, il sourit en coin. « Ou encore que vous pouvez vous permettre d'arriver en retard à votre premier cours.

 — Je… »

 Il hausse le sourcil, prêt à éteindre la toute première riposte, comme il l'a fait avec tant d'autres. Elle soupire.

 « Excusez-moi professeur. Je me suis perdue en ville et dans l'école. »

 Quelques rires agitent les spectateurs et, lui, souffle du nez, mi-satisfait, mi-déçu. Il aime casser de l'orgueil, tous le savent. D'un mouvement de tête, il indique la seule place disponible, proche de Regia. Une grande inspiration et reprend, comme si le cours n'avait pas attendu la nouvelle pour commencer.

 « Très bien, nous pouvons donc continuer notre cours. Sortez tous le premier volume de la Théorie cristalline, chapitre quatre. Avez-vous le livre ? »

 Il ne l'a pas regardée, mais tous savent à qui il s'adresse. Tous sauf elle. Quelques secondes flottent.

 « Mademoiselle ?

 — Hein ? Oh. Oui, bien sûr.

 — Parfait. »

 Le cours peut ainsi commencer et, sans plus attendre, le professeur trace le pentagramme cristallin en l'accompagnant de ses logorrhées habituelles :

 « Comme nous l'avons vu avant-hier, les cinq éléments primaires sont les plus répandus. Les Cinq nations tirent ainsi leurs noms du cristal à la plus haute concentration sur leur territoire. Incendie, Orage, Tempête, Maelstrom et Séisme, pour le feu, la foudre, l'air, l'eau et la terre. »

 Regia sait tout cela — ce sont les premiers cours qui lui ont été dispensés dans son enfance — et la tête penchée sur son cahier, la main faussement agitée au-dessus d'un paragraphe déjà écrit, elle observe la nouvelle… qui prend tout en note. Le moindre terme, à la ponctuation près — quoique visiblement mal maîtrisée. Elle a même tracé le pentagramme dans son cahier, enfin le pentagramme. Disons qu'un enfant de quatre ans a dû passer pendant que Regia ne regardait pas. Ne sait-elle donc rien ?

 Les rumeurs veulent qu'elle vienne d'Egara, un village perdu dans la Terre des wyvernes, et Regia ne s'attendait donc à rien de mirobolant, mais quand même ! Le pentagramme !

 « Et donc, après ce long rappel, nous allons enfin pouvoir nous intéresser au concept de fusion cristalline. Est-ce que quelqu'un peut me citer trois fusions élémentaires différentes ? »

 Regia lève immédiatement la main, le professeur lui répond par un regard désabusé. Il sait qu'elle sait. Tout le monde sait qu'elle sait. Un léger sourire élève le coin de ses lèvres et il laisse glisser son regard sur la nouvelle, toujours en train de prendre des notes. Regia fait de même, comme probablement tous le monde.

 Inconsciente que toutes les attentions sont focalisées sur elle, Saïna se gratte le front, l'air soucieux. Elle n'a pas dû retenir les derniers mots du professeur.

 « Mademoiselle Saïna ? »

 Elle lève la tête et ses traits se tendent un instant.

 « Oui ?

 — Connaissez-vous une intégration élémentaire ? »

 Pourquoi le dire ainsi ? D'autant que l'intégration n'est pas la fusion. Pas exactement. Et bien évidemment, la nouvelle ne répond pas. Pas assez vite du moins. Son regard s'assombrit, le professeur ouvre la bouche, mais elle répond :

 « Oui. La chaleur.

 — Pas trop mal. Quel en est le système intégratif ? »

 Elle réfléchit de nouveau, baisse les yeux vers son cahier, où sont notés les éléments de base. Elle laisse glisser son doigt du feu à l'air, puis de l'air au feu.

 « C'est pourtant élémentaire.

 — … Le feu et l'air ?

 — Ça, ce n'est pas le système intégratif, mais les éléments constituants. Connaissez-vous l'utilité principale des cristaux de chaleur ? »

 Nouveau mutisme, plus court que les précédents. Elle doit savoir sa propre ignorance.

 « Non.

 — Voyons, vous êtes pourtant une fille du Royaume de l'Incendie !

 — C'est surtout une paysanne ! »

 La classe tout entière se tourne pour tomber sur Nero et son immense sourire tout en orgueil et en faux-semblants. Plus grand que tous les autres, sa tignasse brune dépasse de l'assemblée bien qu'il soit au dernier rang. Il jette un regard tout en mépris à la nouvelle, comme s'il n'était pas lui-même issu d'une famille de Cent-noms… Ah moins que ? Oh… Voudrait-il prouver qu'elle est en dessous de lui dans l'échelle sociale de la classe ?

 « Taisez-vous, Monsieur Nero. » Le ton est strict, mais l'intervention trop tardive : Nero a fait ce qu'il avait à faire. « Mademoiselle Saïna ?

 — Je vous ai dit que je ne savais pas. »

 Sa voix est légèrement montée.

 « Pas même une petite idée ?

 — … Non. »

 Le professeur feint d'étouffer un ricanement avant de reprendre.

 « Ils servent à créer des salles sèches, que nous utilisons principalement pour enfermer les habitants du Maelstrom, notamment les sorcières Düsud. »

 La nouvelle se redresse et lève le menton. Ce n'est pas une bonne idée.

 « Elles ne sont plus un clan hostile. »

 Qu'est-ce qu'elle vient de dire ? Un silence épais tombe et quelques regards noircissent dans l'assemblée. Le professeur, lui, sourit légèrement.

 « Ah oui ? Et comment pouvez-vous le savoir ? »

 Elle ouvre la bouche, se ravise.

 « Je le sais, c'est tout.

 — Il me semble pourtant qu'en stratège reconnu de l'armée royale, je suis plutôt au fait de l'actualité des Cinq nations. »

 Saïna hausse alors les sourcils, inconsciemment à première vue, puis détourne le regard. Qu'est-ce que… Encore une fois, Regia ne comprend pas ce qu'il se passe. Ou plutôt, elle comprend qu'il y a quelque chose en plus dans l'attitude de la nouvelle, comme lorsqu'elle a mentionné la chaleur un peu plus tôt. Pourquoi avoir réagi ainsi ? Pourquoi ne pas avoir laissé cet alcoolique de Flikr finir sa tirade et passer à autre chose ?

 D'autant que, vu le regard incendiaire qu'il porte sur la nouvelle, il ne risque pas de laisser leur échange s'éteindre. C'est trop tard pour cela.

 Il ferme les yeux, inspire profondément. Lorsqu'il les rouvre, ils sont pleins d'une malice que Regia a vue bien des fois à la cour.

 « Venez au tableau, s'il vous plaît.

 — Hein ?

 — Au tableau. »

 Son ton est sans équivoque : il va le refaire. Mais Saïna ne se démonte pas et le rejoint.

 « Complétez le pentagramme.

 — Pardon ?

 — N'ai-je pas été suffisamment clair ? » Une pause, courte et froide. « Je veux que vous complétiez ce pentagramme. »

 Le professeur lui tend la craie et recule, laisse Saïna seule entre le tableau et les regards de la classe. La nouvelle trace les quelques traits manquants et note les éléments primaires aux bons emplacements. Vapeur, chaleur et glace aux bonnes intersections, une hésitation… Et le son et la lumière sont inversés.

 Elle reste un instant de plus au tableau sans rien écrire, lâche un large soupir et tend la craie au professeur.

 « Rien de plus ?

 — … »

 Un nouveau sourire pervers et il lâche sa grêle de questions. Ne sait-elle pas que la terre et le feu forment du magma ? Non. Elle ne sait probablement pas non plus que les cristaux de lumière sont les plus volatiles. Non. Les natures quadriélémentaires ? Non, bien sûr que non. À quoi bon demander ? Et les cristaux noirs, ceux-là mêmes que l'utilisation humaine a épuisés ? Hein… Tssk. Toute une formation des plus triviales à couvrir. Non vraiment, ça ne va pas. Connaît-elle les gisements principaux de cristaux de fer ? De sable ? Au moins ceux de sable…

 Regia lève la main contre ses lèvres, prise d'un haut-le-cœur face à une telle démonstration. La nouvelle est une ignare, c'est un fait… Mais tout de même, a-t-il besoin de se lâcher ainsi ?

 « Un problème Mademoiselle de Lorl ? »

 Saïna se tourne alors, visiblement à la recherche d'un soutien, et le regard de Regia glisse d'elle au professeur. Elle baisse immédiatement les yeux.

 « Non… Non, professeur, aucun.

 — C'est bien ce que je pensais. »

 Elle regarde ses jambes, se malaxe nerveusement les mains. Elle sait qu'il la regarde, qu'il n'attend qu'un écart pour s'en prendre à une noble des sept familles… Elle sent son rythme cardiaque accélérer et le sang pulser contre ses tempes. Il ne faut surtout pas qu'elle lui laisse la moindre prise, qu'il envoie la moindre note à ses parents. Elle n'a…

 « Le Grand désert de la Tempête. »

 Hein ? Elle lève les yeux vers la nouvelle, le professeur se tourne.

 « Je vous demande pardon ?

 — Je suppose que l'on trouve des gisements de cristaux de sable dans le Grand désert de la Tempête. »

 Le professeur fronce les sourcils avant de secouer la tête. Il avait probablement oublié la question, trop pris par sa nouvelle proie.

 « Effectivement. J'imagine que ce n'est pas trop mal. Retournez vous asseoir. »

 Il reprend alors son cours en commençant par effacer le pentagramme sur lequel a écrit Saïna. Il inspire lourdement, visiblement outré par un tel blasphème, avant d'en tracer un autre et de le remplir.

 « Vous devriez le noter et l'apprendre par cœur. »

 Il n'a pas pris la peine de se tourner, mais ils savent tous à qui il s'adresse. Il note par la suite des noms de villes ou régions et les relie aux différents éléments.

 « Et ce sont les localisations des principaux gisements. Apprenez-les également, nous les avons abordés il y a un mois et elles seront à l'interrogation de la semaine prochaine.

 — Une interro ? Sérieux ?

 — Oui, Monsieur Fredrick, je suis sérieux. »

 Une vague de contestation s'élève, parce qu'ils ont déjà un contrôle en Histoire et relations des Cinq nations et en Étude des bestiaires de l'Incendie et limitrophes. Et des grosses, en plus !

 « Rassurez-vous. » Il ne se tourne toujours pas, continue ses notations avec les systèmes intégratifs simples et complexes. « Ce ne sera qu'une formalité pour ceux maîtrisant les chapitres déjà abordés en cours. »

 Regia se tourne vers la nouvelle, bien consciente que ce carnage lui est destiné, et elle remarque que tous les autres l'observent d'un regard incendiaire. Oui, c'est de sa faute, techniquement.

 La nouvelle soupire, probablement consciente de ce qu'il se joue, et le professeur reprend son cours. Les deux heures qui suivent sont horriblement longues pour Regia, et ce malgré qu'elle les passe à observer la nouvelle. Elle semble tenir bon entre les questions, les formulations plus alambiquées les unes que les autres — cela fait bien cent ans que plus personne ne parle « d'assimilation quadrifragmentaire déviée » pour expliquer le fonctionnement d'un multiassimilateur ! — et les ricanements.

 On ne peut lui enlever son endurance, c'est un fait… Mais comment s'y prend-elle pour faire comme si de rien n'était ?

 Regia a à peine le temps d'y réfléchir que la cloche sonne. Enfin le repas !

 « Très bien, le cours est fini. Vous lirez le chapitre cinq de La Théorie cristalline pour la semaine prochaine et préparerez tous une hiérarchie des esprits de l'élément de votre choix. » La classe reste suspendue à un instant d'espoir. « Et, non, je n'ai pas oublié. Il y aura une interrogation écrite en début de cours. » Ils râlent. « Je ne veux rien entendre, sortez maintenant. »

 Ils se lèvent tous, rangent leurs affaires et le professeur reprend.

 « Je vous prierai de rester un peu plus longtemps, Mademoiselle Saïna. »

 Regia lance un regard inquiet au professeur, qui l'incendie en retour. Un frisson lui parcourt la nuque et elle sort pour rejoindre le réfectoire.

 Calrol, une petite bourgeoise mal peignée de Sürist, n'attend même pas que la porte soit fermée pour commencer :

 « Alors, vous en pensez quoi de la nouvelle ?

 — Pas grand-chose si ce n'est qu'elle a l'air conne. »

 Certains rient à l'attaque de Nero, mais pas Regia. Elle sait trop bien ce qu'il fait.

 « Elle est mignonne en tout cas.

 — On s'en fout de ça Kvin…

 — Tu dis ça uniquement parce que tu ressembles à un sanglier. »

 La fille, Driss, une grande noire toujours en tenue de combat en cuir, se tourne pour frapper Kvin d'un direct à l'épaule droite. Il recule et trébuche, elle le toise un instant avant de reprendre.

 « Et toi, Regia ?

 — Je ne sais pas encore… Elle n'est définitivement pas au niveau sur le plan théorique, mais bon. Ça reste une sang-dragon.

 — Comme la dirlo !

 — Peut-être. » Nero, évidemment. « Mais la dirlo a fait ses classes à Balkur avant d'être adoptée par les Calastilles. Elle ne vient pas de la cambrousse, elle.

 — C'est pas faux. »

 Ils continuent leur progression dans les couloirs, descendent l'escalier et arrivent à leur destination. Regia voit les boucles brunes de son cousin à une table et, sans prévenir ses camarades — à quoi bon ? —, le rejoint. Elle sort sa boîte-repas, prend une première bouchée et au moment où elle la mastique :

 « Alors, elle est comment la nouvelle ?

 — Qloi ? »

 Hetros explose de rire, égal à lui-même, et Regia déglutit difficilement.

 « Quoi ?

 — Eh bien, la nouvelle de ta classe ! Comment est-elle ?

 — C'est une sang-dragon, comme la directrice. Je me demande si…

 — Non, elles ne sont pas de la même famille.

 — Et comment sais-tu ça ?

 — J'étais là avant-hier, lorsqu'elle est venue postuler.

 — Ah oui ? »

 C'est vrai qu'ils ne font plus que se croiser depuis l'entrée de Regia à l'académie. Alors Hetros, tout en gestes et en regards amusés, raconte l'entrée en scène de la nouvelle, son affrontement avec le réceptionniste, l'intervention de la directrice et le début de son échange avec… avec…

 « Saïna.

 — Oui, voilà. Saïna.

 — Bref. Elles ont un peu discuté avant de partir dans le bureau de la directrice et…

 — Tu as été invité ?

 — Non.

 — Tu sais au moins ce qu'il s'y est dit.

 — Pas le moins du monde. »

 Hetros sourit alors au regard exaspéré de sa cousine. Elle penche la tête sur le côté, déçue. Cette Saïna a dû lui taper dans l'œil pour qu'elle réagisse ainsi.

 « Tu es en train de me dire tu ne sais rien, toi qui est dans les petits papiers de quasiment tous les professeurs et pressenti Champion des Flammes ?

 — Absolument rien.

 — Bon sang, Hetros, mais à quoi est-ce que tu sers ? »

 Du coin de l'œil, Hetros voit la fameuse nouvelle entrer. Sa tenue transpire le manque de moyens, mais son regard a passé au crible l'entièreté de la pièce alors qu'elle n'avait pas fait deux pas. Elle est plutôt petite, définitivement jolie avec son teint trop pâle et la poitrine que sa tenue ne camoufle pas assez selon les bonnes mœurs.

 Il se lève et sourit.

 « Ma chère Regia, c'est à cela que je sers.

 — Hein ? »

 Il s'éloigne pour toute réponse.

 La nouvelle s'est installée seule, au fond du réfectoire. Sandwich à la main, elle est comme perdue dans l'observation de Catarphone. C'est vrai qu'elle vient d'Egara. Elle ne peut pas être déjà blasée par les hauts donjons, les volutes de fumée et les pierres grises qui forment la ville.

 Il sourit, s'approche le plus naturellement possible et s'assied devant elle. Il sort son repas et, voyant son reflet dans la plaque de verre qui surplombe la boîte, regrette de ne pas avoir demandé qu'on le rase. Tant pis.

 Il pose la boîte, l'ouvre d'un geste habitué. Toujours aucun regard pour la nouvelle. Surtout pas maintenant qu'il la sent le dévisager. Il dispose sur le couvercle les trois brochettes de cerf et poivron, puis verse dessus la sauce contenue dans son flacon chauffant. Il inspire, ferme les yeux, puis attaque une première bouchée.

 Hmmm. Miel et moutarde, son alliance favorite.

 Ça n'est qu'à ce moment qu'il daigne regarder la nouvelle, dont le visage est froncé par l'incompréhension.

 « Ah oui, désolé. Bon appétit !

 — Merci, toi aussi. »

 Elle répond aussi à son sourire, puis s'interrompt. La surprise de sa propre réponse se lit jusque dans le relâchement de l'étreinte sur son sandwich.

 « Comment vas-tu ?

 — …

 — Eh bien quoi ? Tu es la nouvelle, non ? »

 Elle fronce un peu plus les sourcils, recule légèrement le buste. Lui, sourit un peu plus et prend une nouvelle bouchée de ses brochettes. Certaines pièces de viande ont été piquées d'ail. Les cuisiniers se sont encore surpassés.

 « Pourquoi tu t'assieds avec moi ?

 — Tu étais seule, et je sais qu'arriver après le début de l'année n'est pas facile. »

 Il lève alors les yeux vers elle. Elle n'a plus touché à son sandwich, elle ne le quitte pas des yeux. Les sourcils froncés, les muscles tendus… Oh. Il y a quelque chose qui la met sur la défensive. Soit.

 « Bon, tant pis. Recommençons. »

 Il tend alors sa main par-dessus la table.

 « Je suis Hetros, et toi ?

 — Saïna, enchantée. »

 Elle lui empoigne la main, la serre avec vigueur.

 « Également, Saïna. Alors, qu'est-ce que tu penses de Catarphone ? Tu t'y plais ?

 — La ville est… » Elle regarde par la fenêtre. « Immense.

 — Elle fait souvent cet effet-là, oui. Et donc, tu t'y plais ?

 — Je vais commencer par apprendre à m'y repérer avant de me demander si elle me plaît. »

 Hetros hausse alors le sourcil, intrigué par telle réponse. Utilitariste et pragmatique ? Il penche la tête sur le côté. Non… Mais elle avait un arc et vient d'Egara…

 « Tu étais chasseuse ?

 — Oui. »

 Ah ! Donc elle veut des repaires dans la cité. Il pourrait lui en donner.

 « Je peux te faire visiter si tu veux. »

 Elle plisse les yeux, visiblement méfiante, et il sourit.

 « Si tu le veux, bien sûr. Je n'ai pas toujours vécu ici, mais je connais plutôt bien la cité.

 — Je vais devoir refuser. Pour l'instant en tout cas.

 — Ah oui ?

 — J'ai beaucoup de choses à rattraper si je veux rester. »

 Des choses à rattraper ? Mais elle a été choisie par la Directrice, comme lui, comme Venia avant lui et Ferdin avant elle… Que veut-elle rattraper ? Il lui suffira simplement de ne pas se mettre toute l'école à dos pour s'en sortir sans trop de difficultés.

 « Et toi ? »

 Il lève les yeux.

 « Moi ?

 — Oui, toi. D'où viens-tu ?

 — Oh ! » Il sourit, elle redresse légèrement le menton, comme pour l'entendre mieux. « J'ai grandi entre Catarphone et Balkur. »

 Un éclair émerveillé traverse le regard de la nouvelle tandis qu'elle prend une nouvelle bouchée.

 « La capfrit… » Elle s'interrompt, monte le poing contre ses lèvres le temps de déglutir. « Tu viens de la capitale ?

 — J'y ai vécu, oui… » Ne pas penser à Balkur, à la famille, à l'attaque. « Mais cela fait quelques années que je reste ici.

 — Pour l'école ? »

 Et Hetros sourit devant cette porte de sortie.

 « Oui, notamment. »

 Et parce qu'il n'a plus personne là-bas, ou presque.

 Quelques instants de silence — si tant est que la cafétéria de l'Académie puisse être silencieuse — les séparent, au cours desquels lui s'enferme dans une solitude partagée et elle ne cherche pas à briser la tranquillité.

 Ils mangent, se lancent quelques regards croisés et n'ont pas réellement besoin de plus. Ils ont presque fini, la pause également, et Hetros reprend.

 « Et donc, ce premier cours ?

 — Eh bien… » Elle plisse les lèvres, balaie la salle d'un regard avant de le planter dans celui d'Hetros. « Comment dire…

 — Oh, attends. Monsieur Flikr ?

 — Oui.

 — Et il t'a gardé à la fin ?

 — Oui… »

 Alors Hetros ne peut s'empêcher d'exploser de rire. Déjà parce qu'il se doutait que cela arriverait, d'autant plus que tous y passent, à un moment ou à un autre. C'est presque le bizutage officiel de l'académie. Lorsqu'il s'est calmé, il remarque que tous les regardent — notamment Regia avec son sourcil droit haussé et tressautant du besoin de savoir de quoi il retourne. Il hausse les épaules, revient à Saïna.

 « Désolé, c'est juste qu'il le fait à tout le monde et je trouve ça assez marrant. Et puis il suffit de ne trop rien dire sur les dix dernières minutes du cours pour ne pas se faire prendre pour cible. Rien de plus simple, finalement.

 — C'est trop facile. »

 Haha, oui… Hein ? Il fronce les sourcils, la voit qui s'embrase sans même s'en rendre compte.

 « Qu'est-ce qui est trop facile, Saïna ? De ne rien dire ?

 — Non. » Sa voix est montée, légèrement. « Ce qu'il fait. Je ne suis pas parti d'Egara pour laisser un vieil alcoolique me dicter ma conduite. »

 Oh. Une rebelle, donc. L'académie n'en a plus eu depuis un bout de temps. Il sourit.

 « C'est un professeur, Saïna. Et de l'académie aux Trois flammes qui plus est. Il… » Hetros hésite un instant. « Il est tout puissant dans sa salle de classe.

 — Je sais, mais ça ne change rien au fait qu'en profiter est trop simple. »

 Le sourire d'Hetros s'élargit un peu plus et la sonnerie coupe leur conversation.

 « Quand il faut y aller ! »

 Il s'incline légèrement, puis se lève, va pour partir, s'arrête et pose une question dont il a déjà la réponse.

 « Quel est ton cours de l'après-midi ?

 — Initiation au combat. Terrain deux, je crois.

 — Je t'accompagne ? J'ai un entraînement juste à côté. »

 Elle se lève pour toute réponse et, après avoir rangé ses affaires, se dirige vers la sortie. Elle s'arrête à son tour et se tourne vers lui :

 « Eh bien ? C'est toi qui connais le chemin. »

 Il plisse les yeux, sourit en coin. Elle lui plaît.

 « Tu connais ton professeur ?

 — Monsieur Alastor ?

 — Oh ! » La Griffe de Catarphone pour une chasseuse. Une combinaison ingénieuse… et Hetros ne doute pas qu'elle soit intentionnelle de la part de la directrice. « Ton premier cours avec lui devrait être bien plus drôle que pour tes camarades. »

 Elle fronce les sourcils tandis qu'ils traversent le hall de l'académie et ses nombreuses armes et pièces d'armures.

 « C'est-à-dire ?

 — Eh bien, si j'en crois ce que l'on raconte sur toi. » Il la jauge d'un regard comme s'il n'avait pas vu son arrivée, quelques jours plus tôt. « Comment dire… Disons que toi tu sauras manier ton arme.

 — C'est-à-dire ? »

 Il pousse une grande porte en souriant, l'invite à passer et tandis qu'il la referme, remarque sa cousine qui s'approche discrètement, à l'affût de la moindre information. Il sourit et pousse un peu plus fort la porte que nécessaire pour la bloquer… et Regia entend très largement l'enclenchement forcé d'un verrou — du moins c'est ce qu'elle croit entendre.

 Enfoiré d'Hetros.

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