Ils sont en retard, et Alastor n'a jamais aimé attendre qui ou quoi que ce soit. Les nouveaux arrivés, il s'est enfin vu attribuer une fonction autre que celle de coursier. Être la nounou de Kriost l'an passé lui a suffi pour le siècle à venir, quoique le gamin avait au moins pour lui une étrangeté rafraîchissante.
Mais les jeunes de l'Incendie — volontaires en l'occurrence ! —, Alastor ne peut s'empêcher d'attendre d'eux un minimum de perfection. Surtout lorsqu'il s'agit de deux de ses anciens élèves, deux héritiers de l'Incendie qui plus est.
Il attend donc Hetros de Lorl et Drast de Gasal, déjà prêt et sur Nuit blanche, juste sur la gauche de la pointe du convoi. Tous trois seront des torches, loin à l'avant des autres pour s'assurer que rien ne viendra troubler leur progression… Il s'est même porté garant de leur positionnement : Hetros pour ses compétences de cavalerie et sa mobilité, Drast pour sa capacité à… à anéantir n'importe quel ennemi.
Alastor se reprend à cette pensée : presque n'importe quel ennemi. Saïna et Regia l'ont vaincu, et un fin sourire l'illumine tandis que l'orgueil monte en lui : ses élèves sont meilleurs que les autres.
« Professeur ! » C'est Hetros, évidemment, qui prend l'initiative. « Excusez-nous, nous avons été retardés. » Sa voix est étrange, comme troublée. « Mais rien de grave, rassurez-vous !
— Que s'est-il passé ? »
Alastor se tourne pour les scruter. Leurs armures sont si similaires qu'on pourrait les croire frères s'ils ne portaient pas les armoiries de leur famille. Et si leur attitude n'était pas aussi différente. Hetros tout en légèreté, en audace et en rire même lorsqu'il se tait, Drast, plus distant, plus ouvertement observateur et froid.
En cela, ils forment un bon binôme, Alastor n'en doute pas.
« Eh bien ? »
Les montures des deux jeunes remontent jusqu'à lui et ils se positionnent — Drast sur la gauche d'Alastor et Hetros à sa droite.
« On a croisé Saïna.
— Comment va-t-elle ? »
La douce joie qui naissait en Alastor s'éteint rapidement : le timbre d'Hetros était bel et bien étrange. La manière qu'a Drast de détourner le regard l'est également. C'est lui qui reprend la parole.
« Elle… Elle nous a demandé pourquoi on s'est engagé sur cette mission. »
Quoi ? Alastor laisse sa monture reculer quelque peu, de telle sorte que les deux jeunes sont obligés de se tourner vers lui.
« Et vous lui avez répondu quoi ? »
Hetros se passe la main dans les cheveux, très visiblement gêné, tandis que Drast soupire. Il sait que ce sera à lui de le dire, même s'il semble moins atteint par ce qu'il s'est passé.
« Hetros lui a dit qu'il venait pour libérer sa cité. J'ai dit que je venais libérer le territoire des Gasals. »
Alors le Lorl écarquille les yeux et fixe son camarade.
« C'est pas exactement ce que tu lui as dit. Tu as dit que… »
Et le Gasal de rouler des yeux.
« Ça va ! » L'explosion est brève dans sa voix comme son regard. « Ce que j'ai dit, c'est que même s'il était de mon devoir de venir libérer le territoire de la maison Gasal, je venais surtout parce qu'il s'agit de son territoire à elle. »
Alastor hausse les sourcils, ça n'a effectivement rien à voir, et Hetros ricane.
« Ha ! Tu vois que c'est pas la même chose ? C'est toujours pareil avec toi ! »
Drast roule de nouveau des yeux et, d'une certaine manière, Alastor apprécie de les voir tous deux si… naturels ? Vivants ? Il n'est pas tout à fait sûr. Mais ici, lorsqu'ils ne sont que trois, ces deux-là peuvent être deux jeunes guerriers pleins de fougue et, même s'ils agacent parfois Alastor, il sait combien c'est important.
« Et donc, comment a-t-elle réagi ? »
La voix du professeur est souple, mais directe : leur scène n'est pas un problème du moment qu'elle a un minimum de sens. D'autant plus qu'elle concerne Saïna.
« C'était… »
La voix d'Hetros est particulièrement basse, son regard aussi, et la lumière du jour ne parvient pas à rendre moins évidente la tristesse qui l'accable. Alastor s'en détourne pour l'autre.
« Drast ?
— C'était bizarre.
— Bizarre comment ?
— J'irais pas jusqu'à dire qu'elle s'est mise en colère, mais c'était pas loin.
— C'est-à-dire ?
— Je… J'en sais rien. On n'a jamais été particulièrement proche avec Saïna, pas autant que d'autres en tout cas… » Il jette un regard appuyé vers Hetros avant de revenir vers l'horizon. « Disons simplement que je m'attendais à un peu plus de mercis et un peu moins de regards noirs lorsque je lui ai annoncé que je venais notamment pour elle. »
À ces mots, Hetros lâche un épais râle d'acquiescement.
Ah putain. Alastor laisse son regard glisser entre les deux et, d'un coup de rêne, se repositionne à l'avant des jeunes. Il n'est pas tout à fait sûr de quoi il retourne, mais il ne peut pas les laisser être trop abattus par cette altercation qui n'en a visiblement même pas été une. Pas en tant que torches et avec si peu d'expérience du terrain. Ils doivent rester affûtés et ne pas laisser leur esprit être emporté ailleurs.
Il soupire d'avance face à ce qui arrive.
« Bon. »
Il essaie de se souvenir de lui à leur âge, des mots qui pourraient avoir le moindre effet sur leur humeur.
« Qu'auriez-vous voulu qu'il arrive ? »
… Ça n'est pas bien sorti, mais il sent Hetros qui se redresse derrière lui.
« Je ne voulais pas qu'elle me remercie, ni même qu'elle saute de joie… » L'ancien amant qui n'est peut-être pas tout à fait passé à autre chose. « Mais je ne devais quand même pas lui cacher que son lien avec Egara représente quatre-vingts pour cent de mes raisons, si ?
— Et les vingt restants ? »
Hetros s'arrête un instant, semble réfléchir.
« Je dirais cinq pour ne pas être enfermé au domaine familial et quinze pour m'assurer que ma cousine ne mourra pas…
— Donc quatre-vingt-quinze pour Saïna, puisque Regia ne serait jamais venue sans elle.
— Oui, on peut le voir comme… » Il s'interrompt et Alastor sent le regard du jeune se poser sur lui. « Oh.
— Oui, exactement.
— Mais quand bien même ! » Le Gasal cette fois, visiblement pas au diapason. « Elle s'attendait à quoi ? À ce que plusieurs centaines de personnes se mobilisent aussi vite pour reprendre un territoire déjà perdu et sans ressources propres ? Bien sûr qu'on se déplace pour elle ! » Lui sera plus difficile à calmer. « Elle n'avait qu'à pas être elle si elle voulait que ça se passe autrement.
— Bah alors Drast, on a…
— La ferme. »
Sa voix a tranché la tentative d'humour d'Hetros comme Alastor ses ennemis : vite et efficacement.
Le professeur se tourne donc légèrement vers le Gasal, dont le regard est exorbité et la peau rouge colère. Il explosera encore plus si l'on ne fait rien. Alastor ferme donc les yeux et repense à ce qui pourrait alléger la situation.
Les montagnes se profilent au loin et, en leur sein, leur objectif et l'ennemi approchent. Ils seront en sécurité d'ici là, Alastor le sait bien, mais ce ne sera plus la même histoire une fois les contreforts de la Terre des wyvernes pénétrés. Il y a même des chances que les torches soient changées et…
« Elle a peur pour nous. »
Hetros, de nouveau, à qui l'année de missions en tous genres a dû permettre d'acquérir un peu de clairvoyance.
« Elle a peur de ce qu'il pourrait nous arriver et de sa stricte implication dans les évènements à venir. »
Il a retrouvé sa voix calme de noble et, comme si elles étaient écho l'une de l'autre, celle de Drast redescend.
« Je peux l'entendre, mais ça reste un peu trop simple… » Il marque une pause avant de reprendre. « Et blessant. Je n'ai pas plus de chance de mourir qu'elle et je… Nous sommes aussi venus pour nous assurer qu'elle n'aille pas se suicider dans une tentative solitaire de sauver sa patrie… » Il soupire. « Putain de chasseuse.
— Putain de chasseuse. »
Répond Hetros.