LightReader

Chapter 14 - Plus encore que tu ne le penses.

 L'égalité n'existe pas dans la nature, Alastor l'a toujours su. Les dieux et les esprits ne se penchent pas sur tous les mortels le jour de leur naissance. Certains naissent pourvus d'une beauté terrible, d'autres d'un corps aux capacités surhumaines et quelques rares spécimens se voient dotés de sens capables de percevoir par-delà le domaine de la matière.

 C'est parce qu'il appartient à cette dernière catégorie qu'Alastor a pu s'élever au sein de l'Incendie malgré qu'il soit un Cent-nom.

 La faible lumière des tunnels du Colisée et sa cape cendrée le fondent dans le décor. Ils sont en retard. Il attend depuis une heure maintenant, au croisement de deux axes souterrains. Des bruits de pas, bottes métalliques et chaussures de cuir, approchent par l'axe perpendiculaire au sien pour rejoindre les gradins. C'est forcément eux.

 Alastor ferme donc les yeux et dégaine son épée de côté le plus silencieusement possible. Il inspire lentement et laisse sa présence se perdre dans les sensations qui l'entourent. Il est la lumière qui glisse sur sa cape, la fine brise qui agite ses vêtements, l'existence millénaire du mur derrière lui. Il expire et, l'instant d'après, n'est plus. Son existence tout entière se résume à la lame dans sa main droite et au monde, qui la guidera vers sa cible.

 Les bruits de pas se rapprochent et une voix se fait entendre, mais Alastor n'écoute pas. Deux silhouettes passent devant lui et son regard ne quitte pas le garçon, qui est entouré d'une fine aura bleutée. Un mage, donc. Dague à la ceinture, anneau de Naïade à l'index droit. Cette main est gantée. Pas l'autre. Il y a quelque chose là-dessous, cela n'empêchera pas sa mission.

 Les deux avancent encore, Alastor fait de même. Il inspire lentement et se penche en avant. Il doit faire vite, le jeune sentira forcément son approche. Son corps bascule et, d'un pas puissant, Alastor charge. Il pivote à l'intersection et laisse le vent qui l'habite le propulser. Il fait un pas, deux. Au troisième, le garçon se retourne et dégaine son arme. Il tend la main gauche vers Alastor et trois, sept… Non, neuf projectiles liquides se forment autour de lui, tous dirigés vers le professeur.

 Ce dernier accélère tout en jetant un œil vers Edora. Peut-être serait-il temps qu'elle intervienne, non ? Il tranche trois des projectiles de gestes agiles et se penche pour en esquiver deux autres. Qu'attend-elle ?

 Une esquive supplémentaire et sa capuche bascule par-dessus ses épaules. La lumière illumine alors son visage, ses yeux verts et la cicatrice qui glisse de son arcade gauche au coin droit de sa mâchoire. Kriost fronce les sourcils immédiatement.

 « Vous êtes… »

 Déconcentré, il glisse en reculant. Edora pivote alors et, d'une main plaquée dans le dos du jeune, l'empêche de tomber. La surprise brise la concentration du jeune, fait exploser les projectiles encore en l'air. Il a des progrès à faire là-dessus.

 « Kriost, je vous présente Alastor, la…

 — Griffe de Catarphone. »

 Et alors que le regard de Kriost aurait pu se teinter de mépris ou d'indignation, c'est une joie réelle qu'Alastor y voit naître. Le jeune se redresse, l'adulte rengaine sa lame et lui tend la main.

 « Kriost Düsud. » Tout doit être impeccable, rien ne doit lui arriver. « C'est un honneur de faire votre connaissance. »

 Kriost sourit alors et empoigne la main d'Alastor.

 « Le plaisir est partagé, Griffe de Catarphone.

 — Appelez-moi simplement Alastor.

 — Très bien. »

 Quelque chose, dans l'attitude du gamin, dérange Alastor. Il sait qu'il est le jeune frère de l'actuelle Matriarche Düsud. Son Porte-voix, de surcroît… Pourtant, hormis l'aura bleutée qui l'entoure — rien de plus que la preuve d'un lien intime avec son élément —, il ne lui semble pas dangereux. À moins que… Non, le gamin n'a pas l'air capable de dissimuler sa présence ou ses intentions.

 « Alastor ? »

 La question le ramène dans la conversation. Il hoche la tête pour toute réponse et Edora reprend.

 « Je disais donc qu'Alastor ici présent supervisera l'ensemble de votre séjour à Catarphone. Il sera toujours en votre compagnie et vous guidera vers tous les endroits que vous souhaiterez visiter. Je tiens néanmoins à ce que vous ne vous déplaciez jamais sans lui.

 — Parce que je suis potentiellement dangereux ? »

 Alastor souffle du nez, presque amusé.

 « Non, mais parce que vous serez en danger ici.

 — Je peux me défendre seul. »

 Ah ? Se serait-il trompé ? S'agirait-il d'un de ces nobles persuadés de leur propre excellence ? Alastor en a bien assez chez les premières années. Il soupire avant de prendre la parole.

 « Votre clan n'a pas que des amis dans les Cinq nations. Il n'en a d'ailleurs presque pas. » Le regard du gamin se trouble un instant. Touché. « Et, bien que je ne doute pas de vos aptitudes — les Porte-voix ont toutes, ou presque, marqué l'Histoire des Cinq Nations —, le tournoi attire beaucoup de personnes du monde entier. » Le jeune fronce les sourcils. « Nous ne pouvons pas nous permettre de risquer un incident diplomatique.

 — Donc vous me cachez.

 — Oui, mais uniquement parce que vous êtes en retard. » L'agacement grimpe en Alastor. Pour qui se prend-il, celui-là ? « Nous avions prévu de vous présenter au Roi et aux nobles la semaine dernière. La prochaine grande soirée du genre aura lieu après la finale des premières années. » Oui… Il s'est définitivement trompé lorsqu'il a cru déceler quelque chose d'inhabituel dans le gamin. « Vous ferez profil bas jusque-là.

 — Je… »

 D'un mouvement de tête, Alastor indique à Edora qu'elle peut y ailler. Sa route à elle sera plus longue, son retard plus remarqué. Il revient au Porte-voix, dont l'arc du sourcil trahit l'agacement. Alors lui aussi ?

 « Ça n'est pas… »

 Et l'impatience pulse le long de l'échine d'Alastor pour le faire aboyer sur le jeune.

 « Écoute-moi bien : cette journée n'est pas à toi. Cet événement tout entier n'est pas le tien. Si les Cinq nations sont réunies, c'est parce que mes élèves jouent leur avenir en s'affrontant. Je ne laisserai à aucune personne l'opportunité de leur prendre cela, fût-elle l'héritière du trône de l'Orage, le Pontife de la Tempête ou le Porte-voix des sorcières Düsud. »

 Il va pour continuer, mais s'interrompt lorsque Kriost hoche la tête. Il est allé trop loin, il s'en rend compte. Ç'aurait pu être Saïna qu'il ne lui aurait pas mieux parlé.

 « Excuse-moi, l'attente m'a rendu irascible. » Et Edora qui lui a demandé d'enjoliver au plus le séjour de Kriost. Tsk. « L'une de mes élèves combat aujourd'hui et je n'aime pas l'idée d'en louper un seul instant. »

 Le jeune sourit, mais ne s'excuse pas pour autant, ce qui n'échappe pas au professeur. Qu'importe.

 « Mettons-nous en route.

 — Je vous suis. »

 Sa voix est plus joviale que quelques instants auparavant. Plus proche de la première impression qu'en a eue Alastor.

 Ils progressent donc sous la pierre, empruntent un long escalier en colimaçon et la fraîcheur diminue à mesure que la clameur augmente. Ils seront aujourd'hui dans la tribune des Cataroïs, non loin de celle des étrangers. Ils partiront par celle-ci.

 Alastor arrive rapidement devant une porte dont les planches laissent passer quelques rayons de lumière. Il ôte sa cape et la tend à Kriost.

 « Mets-la. Elle cachera ton aura et évitera que le moindre abruti ne t'attaque à vue. »

 Il y a peu de chance que cela arrive, mais on ne sait jamais. Le gamin s'exécute avant de demander.

 « Vous pouvez…

 — Oui, mais nous en parlerons plus tard. »

 Il conclut sa phrase et ouvre la porte. La lumière du jour le force à plisser les yeux un instant.

 Le Colisée est plein à craquer, plus encore que la veille, tant et si bien que de nombreuses personnes sont assises à même les allées des tribunes. C'est aujourd'hui que commencent les affrontements intéressants.

 « Suis-moi. »

 Et il se dirige vers leurs places, réservées tout à droite de la tribune. Ils ne sont pas très loin, par chance. Il fait quelques pas, balaie la foule du regard à la recherche de la moindre incohérence possible, avant de réaliser que le gamin n'est pas derrière lui. Il se tourne pour le héler.

 Droit comme le manche d'une guisarme, un immense sourire lui barrant le visage, le jeune observe la foule d'un œil avide. Son regard glisse sur tout, s'arrête un instant sur la terre battue de l'arène avant de remonter le long de la colonne qui soutient le balcon des tribunes privées, celles-là mêmes où se tiennent le Roi, les nobles et quelques dignitaires étrangers.

 Edora y apparaît. Il faut qu'ils accélèrent.

 Alastor va pour crier le nom du Porte-voix, s'interrompt.

 « Gamin. » Le jeune n'entend rien, absorbé par les passions de la foule. « Gamin ! »

 Sa tête est alors secouée d'un léger spasme. Il balade un regard embrumé vers le professeur et revient à la réalité. Il n'en faut pas plus à Alastor pour le ramener à l'ordre.

 Ils arrivent à peine à leur place lorsqu'Edora interrompt la clameur de la foule.

 « Cataroïs, alliés et amis du monde entier, bienvenue pour cette journée de fête. » Elle tient proche de sa bouche un cristal de son amplificateur, de sorte que tous — et même ceux aux alentours du Colisée — puissent l'entendre. Elle n'en avait pas encore eu besoin cette année. « Cela fait maintenant une semaine que mes premières années se battent sous vos yeux, et quatre d'entre eux se sont élevés au-dessus de leurs camarades. » Tous sont pendus à ses lèvres, comme toujours. « Les places pour la finale se jouent aujourd'hui et même s'ils ont déjà tous su prouver leur vaillance, leur force et leur agilité, vous le savez : l'Histoire ne se rappelle jamais que des vainqueurs. »

 C'est à ces mots seulement que les engrenages du Colisée se font entendre et que les portes est et ouest entament de s'ouvrir. Une rumeur s'élève dans la foule : les deux qui se battent aujourd'hui ont remporté tous leurs affrontements haut la main, parfois même sans laisser leur adversaire les atteindre.

 « Oui, oui, vous avez raison. » La voix d'Edora semble chanter. Sa maîtrise des artifices lui a permis d'être adoptée par les Calastille. « Elles méritent d'être un peu mieux présentées que jusqu'à présent. » Elle inspire lentement, laisse aux combattantes l'occasion d'entrer dans la lumière de l'arène et aux spectateurs l'agacement de ronger leur frein. « Sur ma gauche, une challengeuse qu'aucun d'entre nous ne connaissez jusqu'à il y a quelques mois. »

 Alastor sourit en coin : la gamine a pensé à s'attacher les cheveux. Elle porte une tenue de cuir verte et brune on ne peut plus classique, mais au combien pratique au vu de sa mobilité naturelle. Il fronce néanmoins les sourcils : elle n'a que son carquois dorsal.

 « Elle nous vient d'Egara, la dernière cité de la Terre des wyvernes. Je vous demande d'accueillir chaleureusement Saïna ! »

 Sa voix a grimpé sur les derniers mots, comme si elle ne parvenait à contenir sa toute subjectivité pour le combat avenir. Elle aussi supporte la chasseuse, Alastor le sait.

 Quelques secondes passent, pendant lesquelles Saïna s'avance. Elle ôte son arc de ses épaules et s'étire sous le regard intrigué de la foule. N'est-elle pas là pour s'offrir à eux ? Bwarf, c'est très probablement son dernier combat…

 « De l'autre côté, une jeune femme au lignage bien mieux connu, puisqu'elle est l'une des héritières de la maison de Dorïn ! Bretteuse en pleine opposition avec la tradition de sa famille, veuillez acclamer Bala de Dorïn ! »

 Et celle-ci, bien qu'elle porte une cape couleur de sable, contente les spectateurs. Elle les salue, s'incline. Elle libère même temporairement son visage à la peau mate et aux yeux saphir pour sourire en direction d'Edora. Un homme se lève derrière la directrice et fait de grands signes à la combattante. Alastor reconnaît immédiatement, et malgré la distance, les courts cheveux poivre et sel parfaitement peignés et le même regard azuré que la combattante. Thosm est donc venu soutenir sa nièce…

 Il se penche vers Kriost.

 « Tu vois l'homme qui fait signe à Bala ?

 — Hmm… Oui.

 — Si jamais nous le croisons avant la soirée d'après-demain, tu lui diras être le représentant des Archimages de la Dernière faille, à Olysn. Compris ?

 — Pourqu…

 — Compris ? »

 Le jeune va pour renchérir, mais il soupire et ses épaules s'affaissent.

 « Oui. »

 Alastor jauge le gamin du regard avant de hocher la tête, satisfait. Il ne semble pas être un si mauvais bougre, finalement.

 « Catarphone, tiens-toi prête ! » Edora a hurlé. Elle lève sa main libre vers le ciel et y crée une boule de feu. « L'affrontement aura déjà commencé lorsque cette sphère explosera. »

 Elle patiente une seconde, deux. Trois et tire la sphère.

 Et la foule hurle en délire. Les noms des deux jeunes se confondent tandis qu'elles s'élancent l'une vers l'autre. Alastor sourit aux cris et à la fougue de Kriost, avant de se focaliser pleinement sur son élève.

 Saïna est plus lente que son adversaire, mais ça ne veut rien dire dans son cas. Elle l'a surpris plus d'une fois. La connaissant, elle commencera sûrement par une série de traits et… Alastor s'interrompt lorsque Saïna stoppe sa course, tend sa main droite et tire une première salve de boules de feu. Il souffle du nez. Ça ne suffira pas à blesser l'ennemi, mais elle le sait certainement.

 Bala dégaine alors sa lame et, à l'aide de mouvements particulièrement souples, tranche les projectiles élémentaires.

 « Vous avez fait la même…

 — Oui, mais c'est très différent. Trancher une sphère ou une lame d'eau n'obstrue pas autant la vue. »

 Le jeune gratifie Alastor d'un « Ooooh. » sans équivoque : il passera le tournoi à l'interroger sur tout ce qui est possible et imaginable.

 Bala, après avoir tranché les quelques flammèches, accélère encore. Les contours de sa cape, parfaitement taillée, sont brouillés avec le sol et — il n'en doute pas — avec les murs de l'arène. Enfoiré de Thosm, s'il a déjà pourri sa nièce pour les demis, qu'est-ce que cela indique pour la suite ?

 Saïna tire une nouvelle boule de feu avant de reculer quelque peu. Elle veut que Bala vienne à elle ? C'est…

 « C'est moi où le terrain nu fait perdre ses moyens à l'archère ?

 — C'est toi. » La voix d'Alastor tranche, il se masse l'arête du nez avant de reprendre. « Saïna n'est pas une archère, gamin. C'est une chasseuse et, en l'état, elle jauge sa proie. »

 Proie qui est désormais à portée de lame de Saïna. Les passes d'armes commencent alors sous le regard ahuri des spectateurs : la bretteuse fait montre d'une vitesse incroyable et pourtant la chasseuse glisse entre les assauts.

 Non ! Elle ne glisse pas : les attaques portent toutes, ou presque. Très légèrement, des éraflures au mieux, mais tout de même. Elles portent, et Bala ne fait que s'enfoncer un peu plus dans la garde de Saïna.

 « Elle gagne du terrain…

 — Oui.

 — Et pourtant Saïna reste votre favorite ?

 — Définitivement. »

 Alastor regarde vers le jeune, qui, très visiblement incapable de comprendre, fronce les sourcils en scrutant Saïna. Il écarquille soudain les yeux tandis que la foule explose de joie.

 « Merde ! »

 Et Alastor revient sur l'affrontement pour voir Bala retirer sa lame de la cuisse gauche de Saïna. La plaie n'est pas profonde, mais c'est la première fois de l'affrontement qu'une attaque touche effectivement. C'est certain cette fois : Saïna est débordée. Son évolution au cours de l'année a été démentielle, mais visiblement pas suffisante pour combler des années passées à chasser.

 Ce qu'elle a chassé toute sa vie, c'étaient des bêtes, pas des hommes et Bala est…

 Mais une fine aura rougeoyante commence à envelopper le corps de Saïna et interrompt les pensées d'Alastor. Le halo est fin, épars, mais il existe bel et bien. Saïna recule d'un pas, deux, et alors que son adversaire prépare un nouvel estoc, la chasseuse entame un large coup à l'arc vers son adversaire. Bala se décale légèrement pour esquiver. Elle brise sa garde pour dévier l'attaque ennemie et Alastor rit. La feinte est si grossière qu'elle prend…

 Il sent le regard de Kriost sur lui et, de l'index, lui indique de ne pas cesser d'observer. Saïna pivote sur ses appuis au même instant et envoie une béquille dans le flanc de son adversaire. Elle libère une gerbe de flammes derrière son pied au moment de l'impact pour le renforcer et son ennemie vole sur un ou deux mètres avant de rouler dans la poussière.

 La foule se tait, Kriost se lève en hurlant et il n'est pas le seul. Plusieurs rangées en dessous d'eux, dans la zone réservée aux élèves vaincus, une rouquine fait de même, une banderole tenue à bout de bras : Regia de Lorl, l'indécrottable supportrice de Saïna.

 « Vas-y Saïna ! Fais-lui-en voir à cette Dorïn ! »

 Kriost rit à cette déclaration, Regia se tourne vers lui. Alastor attrape alors le poignet du jeune pour le forcer à se rasseoir.

 « Mais !

 — Regia a les mêmes yeux que moi.

 — Oh… Désolé. »

 Les regrets dans la voix du jeune semblent sincères, même s'ils sont inutiles.

 « Ça ira. Je ne peux pas te demander de ne réagir à rien. »

 Les combattantes se sont remises en garde le temps de leur échange, et deux jeunes — Kvin et Glenn ? — ont ceinturé la petite de Lorl pour la forcer à se rasseoir. Ils ont dû prendre quelques coups au passage, mais qu'importe.

 La foule, elle, n'est plus sûre de qui elle doit soutenir. L'archère vient quand même de montrer un véritable talent, non ? Oui, m'enfin, comment être sûr que ce n'était pas un coup de chance ? Un coup de chance ? Non. Cela m'a semblé réfléchi comme enchaînement. Bwarf, tu dis ça parce que ta tante est partie à Egara, arrête un peu.

 Ignorant la foule et ses émois, Saïna jette son arc au sol et se palpe la cuisse. Bonne petite. Une même feinte ne fonctionnera pas deux fois contre une bretteuse telle que Bala. Cette dernière se tient parfaitement droite, sa lame devant elle. Elle inspire et Alastor voit de fines volutes vertes naître autour de ses pieds, de ses poignets et de sa lame. C'était pourtant évident : elle contrôle le vent, comme lui. Voilà comment elle s'y prend pour dépasser les réflexes et l'instinct de Saïna…

 Bala charge de nouveau, plus rapide qu'auparavant. Saïna, elle, saisit deux flèches qui réverbèrent légèrement la lumière de Larfill. Alastor sourit : elle va commencer.

 « Tu penses pouvoir me vaincre avec des flèches ? »

 Bien qu'elle ait hurlé, la voix de Bala porte le dédain naturel des nobles et soulève la question de la foule tout entière, mais Saïna n'y répond pas. Légèrement ramassée sur elle-même, elle attend le premier coup… et le dévie à l'aide d'une des « flèches ». Bala entreprend alors d'enchaîner les attaques, mais Saïna les dévie désormais. Son équilibre n'est pas parfait, mais il reste suffisant.

 « Comment… »

 D'un bref coup d'œil, Alastor voit l'immense sourire et le regard écarquillé de Kriost. Saïna l'a subjugué.

 « Elle est extraordinaire…

 — Plus encore que tu ne le penses. »

 La passe d'armes continue quelques secondes avant que Bala ne porte sa main libre à son cou. D'un mouvement presque trop naturel, elle défait sa cape pour l'envoyer sur son ennemie et la distraire. Alastor la voit alors charger énormément d'énergie dans sa lame et viser là où se trouvait la jambe valide de Saïna quelques instants plus tôt. Un estoc de tempête peut tuer, et elle le sait.

 Quelques fractions de seconde s'écoulent et l'énergie accumulée, rugissante telle les tempêtes du Pontificat, est si dense qu'elle dissimule le fer à l'œil d'Alastor. Il n'était pas aussi doué à son âge.

 Bala envoie alors un ultime estoc qui libère toute l'énergie de la rapière et cloue la cape au sol. La cape, seulement. Persuadée de la perfection de son enchaînement, Bala n'a pas vu la chasseuse reculer puis bondir sur la droite.

 Distraite par sa propre diversion… Le sourire d'Alastor grandit un peu plus, devient carnassier.

 Il faut encore un instant à Bala pour comprendre, un instant de trop. La chasseuse la tient déjà par le col et la fait basculer par-dessus elle, vers le sol. Sans la lâcher, elle positionne ses genoux sur les épaules de la bretteuse. L'exécution a été brouillonne, mais le résultat satisfaisant : elle commence à pallier les faiblesses de son style.

 « Abandonne. »

 Le ton est froid, sans concession possible.

 « Jamais ! »

 Pour toute réponse Saïna inspire profondément et son aura grandi. Elle la couvre entièrement désormais et s'allonge au niveau de ses omoplates. Bala ne la voit probablement pas, mais elle doit sentir la chaleur qui augmente et le pouvoir de son ennemie l'écraser complètement.

 Une seconde de flottement, deux. Saïna inspire cette fois-ci par la bouche et une nouvelle lueur plus puissante et sauvage que les autres naît en son ventre. Quelques flammèches s'échappent entre ses lèvres et Bala cède.

 « J'abandonne ! »

 Alors Saïna souffle l'enfer autour d'elles et la foule hurle de joie. Ils applaudissent cette jeune qui a su conquérir la fille d'une des maisons nobles. Heureusement qu'il n'y a pas eu de pari officiel, d'ailleurs : nombre d'entre eux y auraient perdu une fortune. Carrément !

 Et ils continuent tandis que Saïna se relève et aide la vaincue à faire de même.

 « Catarphone ! » Edora. « Voici la première de tes finalistes, Saïna ! » La foule se lève et hurle en délire, Alastor fait de même. « Son adversaire a su la mettre dans une position délicate, mais le sang du Héros et la chasse qui coulent en elle n'ont pas pu être défaits ! Elle affrontera demain le vainqueur de la seconde demi-finale, qui aura lieu à dix-sept heures. »

 Ils continuent tous de hurler tandis que les deux jeunes femmes se serrent la main et qu'une équipe de soigneurs arrive sur le sol de l'arène. Il faut que Saïna soit en parfait état pour demain et, bien que la majorité de ses plaies soient superficielles, elle passera très probablement la nuit dans une bulle régénératrice.

 Alastor sourit, puis se tourne vers Kriost. Debout lui aussi, les yeux remplis de constellations, il ne détache pas son regard de Saïna. Il sourit, aussi, mais différemment de jusqu'à présent, comme s'il venait de voir un miracle ou d'en sentir l'approche.

 « Eh bien gamin ?

 — Vous l'avez vu, n'est-ce pas ? »

 Il se détourne de Saïna vers Alastor.

 « Tu parles de son aura ?

 — Non, mais de l'instant où elle s'est transformée en dragonne. »

 Alastor fronce les sourcils et Kriost revient à Saïna, qu'un soigneur aide à retourner en coulisse.

 « Je vous jure Alastor, ça n'a pas duré très longtemps, mais c'est arrivé. »

 Deux courtes secondes s'écoulent durant lesquelles Alastor envisage de questionner le jeune — c'est le Porte-voix après tout, peut-être que cela signifie quelque chose… —, mais il s'y refuse. Ils seront ensemble pendant encore deux bonnes semaines. Ils ont le temps.

 Ils ne se dirigent vers la sortie qu'une fois le Colisée à moitié vide. Le gamin a faim. Alastor aussi.

More Chapters