Le sanglier est tendre, à en fondre au contact de la langue et du palais. Les légumes sont juteux, gorgés de gras et d'herbes que Kriost n'a jamais goûtées jusqu'à aujourd'hui. Il faudra qu'il en parle à Edda lorsqu'il reviendra au Tourbillon !
Pourtant, malgré la puissance du goût parfaitement domptée à coup de miel, malgré ces saveurs qu'il découvre ; malgré que la nourriture soit exquise, le cœur n'y est pas. Non, le cœur et l'esprit de Kriost sont ailleurs, absorbés par la seconde demi-finale, qui s'est déroulée la veille…
Le regard perdu dans la sauce, il revoit le pugiliste — il n'a même pas retenu son nom… — traverser l'arène en quelques secondes pour être seulement avalé par l'épaisse couche de magma qu'a vomie son adversaire. Il réentend le silence morbide, seulement rythmé par les sifflements de la matière brûlante au contact de l'humidité de l'air… Puis les hurlements du vaincu, qui les ont tous ramenés dans le monde de ceux qui agissent. Sont alors apparus les soigneurs qui, non contents de devoir assurer la très improbable survie du combattant, ont dû se frayer un chemin au milieu de l'enfer. Comment Drast a-t-il pu faire ça à l'un de ses camarades ? Ça n'a aucun sens, c'est…
« Bah alors le jeune, tu manges pas ? »
Il lève les yeux, tombe sur un petit homme brun et trapu dont le regard doré est presque invisible tant ses sourcils sont hirsutes et ses yeux petits. Kriost fronce un instant les sourcils avant de se souvenir : le tavernier, un exemple de bonhomie, du genre à pouvoir être ami avec tout le monde. Du genre que son père adorerait.
Ils se sont croisés la veille, brièvement.
« C'est pas bon ?
— Hein ? » Il n'a pas mangé la moitié de son assiette, et il sait que sa silhouette laisse entendre un bon mangeur. « Non, non. Ce n'est pas ça.
— Alors quoi ? Edora nous a pourtant dit qu't'étais jovial et bon vivant ! Et bon… Autant hier soir j'ai compris : tu v'nais d'arriver. Mais là…
— Vous étiez à la deuxième demi-finale ?
— Nan, c'tait ma femme. Moi j'y étais le matin. L'a perdue son pari hehe… » Un fin sourire mesquin lui fait perdre dix ans. « Pourquoi ?
— Le vainqueur de l'après-midi, il…
— Ouais, ma femme m'a dit. » Il jette un œil autour de lui avant de s'asseoir. « Parait qu'c'était sacrément moche à regarder.
— …
— M'enfin, si c'est c'qui t'effraies, le p'tiot va bien. »
Le pâle sourire de Kriost arrache un éclat de rire gras au tenancier.
« Alors c'pas ça, hein ?
— Je suis content de savoir qu'il ne soit pas mort…
— Mais ?
— Mais je ne pensais pas qu'il y avait de tels guerriers dans l'Incendie et… »
Le tavernier se racle la gorge et Kriost, qui regardait de nouveau son assiette, tombe sur le sourcil arqué d'incrédulité de l'homme.
« Tu vas me dire qu't'as peur, toi ? » Kriost penche la tête sur le côté : les tenanciers seraient au courant ? Alastor lui a pourtant assuré que… « Non, non, me r'garde pas comme ça. Edora nous a pas dit qui t'es. Ma femme, peut-être. Elles sont amies de toujours. Moi, je ne sais que le nécessaire. Un garçon venu de la République du Maelström, important, suffisamment pour qu'on te foute au dernier étage et qu'il te soit réservé. »
Le regard de Kriost s'écarquille un peu plus à mesure que l'homme lit en lui. Comment ?
« Mais bon. On s'en fout d'ça ! T'as peur du p'tit Drast du coup ? Et pourquoi ça ? Parce que si la guerre entre nos nations explosait de nouveau il s'trouverait sur l'un de nos navires ? Pfouah ! » Le cri a tonitrué, suffisamment pour attirer l'attention de toute la clientèle. « Mais il pourrait rien faire contre toi sur l'eau, nan ? »
Les paroles de l'homme font sens, mais Kriost ne parvient pas à comprendre où il veut en venir. L'homme sourit de toutes ses dents tandis qu'une femme — sa femme — approche dans son dos. Elle est immense et rousse, la musculature aussi développée que n'importe quel guerrier de métier. Son tablier, maculé de sang et de sauce, et son regard noir lui donnent un air de bourreau.
« Ce que mon fainéant de mari essaie de te dire, c'est que tu n'as probablement pas peur pour toi. » L'homme se décompose et elle se craque le cou, pose les mains sur les épaules de son époux. « Mais rassure-toi, notre Saïna n'est pas si faible. Elle trouvera bien quelque chose pour gagner. »
Un simple clin d'œil, avant de laisser son regard glisser de Kriost à son époux. Elle porte une main dans son dos et tire un hachoir de sa ceinture.
« Quant à toi. » Et elle plante dans le bois l'outil devenu arme. « Qu'est-ce que tu fous, hein ? Tu crois que je vais rester là pendant que tu iras te la couler douce à la finale ?
— Mais non je… »
Le regard de sa femme s'embrase brusquement : qu'il choisisse bien ses prochains mots. L'homme a un léger sourire contrit avant de soupirer et de se lever.
« Le jeune, fais-nous confiance. Saïna en a plus en elle que n'importe lequel d'entre nous. »
Et il s'éclipse sous le regard de sa femme et Kriost. Ces derniers s'observent un instant avant que la porte ne s'ouvre.
« C'est pour toi. »
Il se tourne, voit Alastor dans l'encadrure. Il porte la même tenue que la veille et ses cernes sont terribles, suffisamment pour que tous sachent qu'il n'a pas ou peu dormi. Il traverse la salle et rejoint Kriost. Le scrute un instant. Un bref sourire lorsqu'il constate que Kriost porte des vêtements mélangeant le gris de la tunique au jaune du pantalon. Moins « république du Maelstrom », plus « marchand inconnu ».
« L'effort est notable.
— Merci. Vous par contre… »
Kriost laisse sa phrase flotter lorsqu'il voit le sourcil du professeur s'arquer.
« Eh bien ?
— Vous n'avez pas dormi ?
— Trop peu. » Kriost plisse les lèvres pour toute réponse. « J'ai essayé d'en savoir plus sur les pouvoirs de ce Drast.
— Oh ! Et donc ?
— Fusion triélémentaire : eau, feu et terre ; ça donne un magma ultra visqueux et difficile à contrer, mais qu'il ne peut produire qu'en quantité limitée. »
Kriost hoche donc la tête, bien content de savoir cela sans pour autant comprendre la portée de l'information. Il va pour en demander plus, Alastor le prend de court.
« Plus tard. Le Colisée se remplit depuis un bon moment déjà. »
Kriost laisse son regard glisser sur son assiette, prend deux bouchées et se lève. Ils se dirigent vers la porte, n'ont pas besoin de l'ouvrir que la clameur de la fête les absorbe déjà. Tous attendent ce combat, celui où le meilleur des premières années sera sélectionné et, qui sait ! Peut-être bien qu'il remportera l'affrontement contre le deuxième année ! Arrête un peu, cela fait vingt ans que ce n'est plus arrivé.
La remarque arrache un fin sourire à Alastor, que Kriost ne manque pas de voir.
Ils se faufilent dans les rues trop bondées de gens, de cris et d'odeur de viande grillée. Les femmes sont belles, les hommes aussi. Tous se dirigent vers le Colisée, mais peu pourront effectivement y entrer. Les places pour les finales s'échangent cher et, entre les élèves, les professeurs, les familles des finalistes, les nobles et les invités de l'Académie ou du Roi… Disons simplement que celles restantes ne s'obtiennent qu'à coup de fortune.
La foule se densifie à mesure qu'ils approchent du Colisée et Kriost est bien incapable de se concentrer sur autre chose que cette femme en train de lire l'avenir à qui veut bien la payer, cet homme qui jongle avec la foudre ou la… chose ? qui est enveloppée dans une cape sombre et encaisse les attaques élémentaires de tous ceux qui veulent relever son défi.
Il ne fait que suivre Alastor, ou plutôt se laisse traîner par le poignet.
Quelques minutes de plus et ils se trouvent sur la place qui entoure le Colisée. Alastor fait un vague signe et trois soldats viennent immédiatement les escorter.
« Nous n'attendons pas ?
— Tu veux attendre ?
— Non ! » Alastor souffle du nez et Kriost comprend : ce n'était pas une vraie question. « Je me dis simplement que j'attire forcément plus l'attention en passant devant tout le monde et…
— Tu as déjà vu ton aura ?
— Je… Non, pourquoi ? »
Un nouveau soufflement de nez, qui fronce les sourcils de Kriost. Pourquoi ?
« Disons que la fatigue te rendait sortable hier et… » Le professeur entoure Kriost d'un regard, lève sa main entre eux. « Et ce n'est plus le cas, même avec ma cape. »
Un fin sourire d'orgueil échappe à Kriost, le regard dur du professeur le ramène à l'ordre. C'est vrai : ne pas trop détonner.
Ils filent à travers foule, entrent par les écuries dans les tunnels qui entourent le Colisée.
« Et donc, ce Drast de Gasal ?
— Hein ? » Alastor s'interrompt une fraction d'instant, juste assez pour revenir à leur conversation d'un peu plus tôt. « Drast de Gasal, héritier de la Flamme minérale, si son territoire n'avait pas…
— La Flamme minérale? »
Alastor se tourne alors, tombe sur le regard plein de questions de Kriost.
« Non, plus tard. Je n'aurais pas le temps de tout expliquer. »
Il s'arrête, observe brièvement l'intersection où ils se trouvent.
« À gauche. » Et va à gauche. « De ce que j'ai découvert, Drast est un cas un peu particulier. Du genre à devoir vaincre le plus vite possible, sans quoi il s'épuise trop vite. Il a choisi de se concentrer sur la maîtrise de son élément plutôt que l'apprentissage des armes cette année. Et pour cause, il n'a pas eu besoin de son élément jusqu'à hier. Saïna a une chance, mais cela dépendra de la nature du terrain.
— Vous voulez dire du Colisée ?
— Oui.
— Vous…
— Tu verras bien. »
La discussion est courte, suffisamment longue pour les emmener devant un escalier qu'Alastor grimpe immédiatement. En haut une porte qui ne retient pas tout à fait la lumière, puis les tribunes.
Kriost reconnaît vaguement la disposition de l'arène. Ils sont un peu plus bas, un peu plus à gauche que la veille. Bouger à peine pour troubler sans non plus alerter. Seldi aurait fait de même, il n'en doute pas.
Le Colisée est encore plus rempli que la veille, à l'intérieur comme à l'extérieur. Des tribunes de sable et de roche flottent tranquillement autour de l'enceinte principale. Des cris explosent lorsque l'une d'entre elles, moins stable, commence à s'écrouler sous son propre poids. Kriost se lève, par réflexe, et laisse son énergie déborder. Il peut les rattraper sans qu'il n'y ait de blessé et…
« Observe bien, gamin. » La phrase est simple, le ton égal. « Ce tournoi à quatre cent vingt-six ans. Nous avons l'habitude. »
Et comme pour lui répondre, deux des personnes sur la tribune esquissent de grands mouvements circulaires. Le sable se ramasse alors, se stabilise, puis reprend sa forme initiale. Mais ça n'est pas le plus marquant, non.
« Ils n'ont pas eu peur.
— Hein ?
— Les gens, sur la tribune. Ils n'ont pas bronché. Ce ne ne sont pas les spectateurs qui ont crié. »
Alastor rit pour toute réponse et Kriost hausse le sourcil. Il va pour embrayer sur une nouvelle question, mais deux silhouettes s'avancent sur la tribune royale.
Il reconnaît immédiatement Edora, s'arrête sur l'homme qui l'accompagne. Chemise et pantalon immaculés qui reflètent les rayons du soleil et contrastent sa peau noire. Bottes d'or, stature titanesque, plus encore que Kriost. Il ne peut s'empêcher d'écarquiller les yeux. L'homme est loin, terriblement, pourtant il absorbe toute l'attention du Porte-voix.
C'est un Toreus, l'un des héritiers du Trône du Séisme, il en mettrait sa main à couper. Il va pour questionner Alastor, mais Edora prend la parole.
« Cataroïs, amis du Royaume et des Cinq nations, je vous salue en cette finale des premières années du Tournoi des flammes ! » Tous hurlent et elle semble s'en délecter. « Vous les connaissez, alors je ne vais pas m'éterniser sur leurs présentations. »
Ils la huent, elle sourit et les portes de l'arène s'ouvrent
« Elle nous vient d'Egara, chasseuse intrépide capable de vaincre nobles et roturiers, archers et bretteurs. »
Égale à elle-même, Saïna ne fait pas attention aux tribunes, pour le plus grand amusement de Kriost. Elle porte une tenue similaire, sinon la même que la veille, à ceci près que ses carquois — un dans le dos et un à chaque cuisse — sont beaucoup plus remplis. Elle ne se risquera pas au corps-à-corps.
« Aujourd'hui elle affronte une menace sans nom, l'un de tes enfants. »
Et la foule hurle de nouveau, plus fort que la veille. Probablement plus fort que depuis le début du tournoi.
« Il n'a eu à utiliser ses pouvoirs que lors de la demi-finale et nous a tous refroidi de la sorte ! Accueillez bien fort Drast de Gasal ! »
Et ils hurlent toutes et tous. Ils encensent l'outsider sans croire réellement à sa victoire, se demandent combien de temps elle tiendra face au cracheur de magma.
Ce dernier porte un long manteau noir, deux haches trônent à sa ceinture. Pantalon en toile, chemise épaisse, noirs tous les deux. Rien de plus sinon des bottes en cuir noir. Kriost l'a pris pour un fou la veille, avant de comprendre que l'équipement tout entier vise à attirer son ennemi. À lui faire croire qu'une simple attaque le vaincra…
L'application accordée à l'esthétique renforce d'autant plus cette impression. Les cheveux parfaitement plaqués en arrière, la barbe taillée au millimètre près… Tout n'est qu'apparat chez lui, tout n'est que diversion.
« Mais comme tu le sais, Catarphone, cette finale ne se déroulera pas comme tous les matchs qui ont eu lieu depuis le début du tournoi. » Oh ! Kriost revient à Edora. « Mes élèves, parce qu'ils rejoindront pour la plupart la garde de familles nobles ou des compagnies renommées, n'auront que rarement le loisir du terrain découvert. » Elle inspire, recule légèrement. « Comme tous les ans, l'un de nos amis étrangers va modifier le territoire de leur affrontement, et c'est aujourd'hui au premier héritier du trône du Séisme, Arysthar Toreus, que revient cet honneur. »
Elle tend le cristal à l'homme et recule de quelques pas.
Il les observe un instant et le silence se fait.
« Bonjour, Catarphone et merci de me recevoir aujourd'hui. »
Il a la voix profonde, mais étrangement douce, en parfait contraste avec ses vêtements taillés sur mesure et l'or qu'il arbore.
« Edora m'a déjà présenté, mais permettez-moi de le faire de nouveau. Je suis Arhystar Toreus, l'héritier du trône du Séisme. Et avant toute chose, une simple question : combien d'entre vous sont déjà venus sur les terres de mes ancêtres ? » Un instant de flottement avant qu'il ne reprenne. « Baissez les mains, les natifs. »
Quelques rires avant qu'une poignée de mains s'élève.
« Nombre d'entre vous le savent déjà : mon peuple est fils des steppes et des tremblements de terre. Nous avons chevauché pendant des siècles, poursuivant les bêtes et les ressources sans nous arrêter. Notre don principal, le contrôle de la terre, nous a permis de construire un nombre incalculable de cités éphémères, prévues pour un mois, une semaine… parfois même une seule nuit. »
Il cale le cristal dans le col de sa chemise et ouvre grand les bras, les paumes de ses mains tournées vers le sol. La vibration qui suit arrache quelques cris à la foule.
« Asgaroth et Erebia se sont acharnés sur nous à cause de cela, parce que malgré notre union sous la Couronne du Séisme, nous ne voulions pas quitter les routes. » Il tourne lentement les mains vers le ciel et le sable commence à trembler. « Nous avons construit Prast et fort Griffon, nous avons reconquis les Landes immortelles, pourtant un désir nous habite encore et toujours. »
La rotation continue et des blocs de roche s'élèvent pour former des maisons carrées et rectangulaires aux dimensions variées. Certaines sont longues, d'autres ramassées. Deux rues se croisent au milieu de l'arène pour former les axes du hameau. Une tour est érigée à l'intersection pour en surveiller l'ensemble.
« Ce que nous voulons, Catarphone, c'est reprendre le contrôle de nos steppes et de nos routes. » Il marque un arrêt et tous l'écoutent. Il regarde dans la direction de Kriost un instant et, Kriost en mettrait sa main à bouillir, lui sourit. « Voilà pourquoi cette première finale du Tournoi des flammes aura lieu dans ce que vous appelleriez une ville fantôme, et mes ancêtres, leur maison. »
De fins tremblements agitent ses bras, puis il les écarte violemment. La vibration cesse et le village persiste. Le futur roi sourit.
« Saïna, Drast, je vous souhaite bien du courage dans l'épreuve qui se tient devant vous. Puissiez-vous faire honneur à vos enseignants, à vos familles et nous faire découvrir toute l'étendue de vos prouesses. »
Il s'incline et recule. Alastor se penche alors vers Kriost.
« Il est comme toi et Saïna.
— Hein ?
— Il est béni des cristaux et des esprits.
— Oh… »
Les Porte-voix ont toujours eu une relation privilégiée avec les êtres et choses de leur élément. Kriost n'est pas une exception et il le sait. Il tique soudain.
« Saïna aussi ?
— Un grand merci, Messire Arysthar. »
Alastor a entendu, Kriost le sait. Il fait simplement semblant.
« Quant à vous deux… » Edora revient aux finalistes. « Vous connaissez la règle, le combat aura commencé une fois la sphère explosée alors… »
Elle les tient une dizaine de secondes avant de tirer.
« Allez-y ! »
La foule hurle immédiatement, Saïna s'élance et Drast inspire profondément. Elle pénètre un bâtiment, il vomit son pouvoir sur le quart de l'arène le plus proche de lui. Le liquide orangeâtre vole, s'écrase sur la pierre et le sable et, comme la veille, commence à siffler dangereusement. Le regard de Kriost, comme la veille, est fixé sur cette lueur qui varie du rouge au jaune et, parfois, se stabilise pour résonner dans d'étranges oranges qu'il n'a jamais vus.
Saïna n'a que peu de chance d'y parvenir, et la conviction s'affirme plus encore lorsqu'il voit Drast marcher sur la substance. L'enfoiré est immunisé… Ça n'a aucun sens. Absolument aucun.
Une demi-seconde passe avant qu'un cri de surprise ne déchire la foule :
« Regardez ! »
Et Kriost regarde les bâtiments qui, couverts du magma de Drast, ont commencé à fondre. Comment ?
« C'est dû à la nature de son pouvoir. La quantité est contrecarrée par un pouvoir corrosif accru et… »
Mais Kriost n'écoute plus. Il se mord le pouce droit, la pulpe coincée entre les dents. Comment va-t-elle faire ? Lui est invincible, inapprochable et, comme si elle voulait répondre et clore les inquiétudes de Kriost, une flèche traverse l'espace et perce le biceps gauche de Drast. Kriost se lève immédiatement.
« Oooooooh ! »
Il s'arrête, regarde Alastor qui sourit. Le professeur le laissera un peu plus libre lors de cet affrontement. Il se rassoit néanmoins assez vite, étrangement conscient qu'il pourrait perdre cette liberté. Alastor souffle du nez, visiblement contenté par une telle réaction, puis demande.
« Dis-moi gamin. » Une nouvelle flèche fuse, vers la poitrine de Drast cette fois. Il l'esquive de justesse. « Où est-elle ?
— Hein ?
— Peux-tu me dire où se trouve Saïna ? »
Kriost hausse le sourcil, incrédule face à une telle question.
« Évidemment ! » Il se tourne vers l'arène, pointe du doigt et continue sa phrase. « Elle est… »
Et la réalité lui explose au visage. Où est-elle ? Il fronce les sourcils, observe les bâtiments et les toits… Un nouveau trait, dont Kriost suit la course à l'envers, indique l'une des longues maisons à l'opposé de l'arène. Il fronce un peu plus, voit une ombre qui passe dans l'obscurité. Il ne peut que sourire.
Drast aussi semble avoir remarqué la direction des traits. Il s'est caché derrière l'une des habitations dans l'espoir qu'elle le prenne à revers. Kriost en mettrait sa main à bouillir à la vue du gonflement de son ventre… Et Saïna elle-même a probablement compris l'œuvre de son ennemi : elle est déjà sur le toit d'un bâtiment. Elle se déplace lentement, le corps ramassé pour que son ombre ne soit pas projetée à même le sol.
Elle bondit soudain au-dessus du vide, traverse le toit qui sépare Drast d'elle.
« Non ! »
Mais il est trop tard : elle bondit de nouveau et il lève la tête vers elle, un sourire carnassier sur le visage. Il crache alors une glaire de magma qui la cueille au niveau de l'épaule gauche. Le hurlement est déchirant, la douleur plus que perceptible. Incapable de tirer correctement, Saïna loupe son adversaire et traverse une fenêtre qui, par chance, n'a pas de vitre.
La foule retient son souffle et, comme ils s'y attendaient tous, Drast vomit la mort sur le bâtiment où se cache Saïna. Elle en sort en plongeant de l'étage, roule et n'arrête sa course que pour propulser quelques boules de feu sur Drast, qu'il esquive gauchement. C'en est assez pour qu'elle quitte son champ de vision et se réfugie à nouveau dans un bâtiment, non loin de Kriost.
« Comment va-t-elle…
— Imagine-toi sur un navire, par une nuit de pleine lune, contre Drast. » Encore un à lui dire ça. « Pourrais-tu perdre ?
— Je…
— Sincèrement, entre tes pouvoirs de Po… » Alastor s'interrompt en un raclement de gorge. « Entre tes pouvoirs, l'océan, la bénédiction de ton ancêtre, etc. Pourrait-il te vaincre ?
— Non. »
Aucune hésitation, aucun faux-semblant.
« Il en va de même pour Saïna en cet instant. Tu te souviens de ce que je t'ai dit hier ?
— Que c'est une chasseuse ?
— Oui. Elle va te le montrer, à nouveau.
— Comment ?
— Ça, je n'en sais rien, mais je sais que cette petite sauvage brûle plus fort lorsqu'elle devrait s'éteindre. »
Kriost fronce les sourcils devant la remarque, mais Alastor ne décroche pas son regard de l'arène.
« Ce n'est pas moi que tu devrais scruter. »
Et Kriost secoue la tête pour toute réponse, avant de revenir au combat. L'affrontement est au point mort. Aucune attaque, aucun cri dans la foule, simplement l'attente. Drast balaie les bâtiments d'un regard et, à sa manière de s'arrêter sur la tour, Kriost comprend qu'il a un plan. Le sourire léger sur le visage du finaliste est sans équivoque : il vaincra.
Une nouvelle flèche fuse tandis que Drast se précipite dans la tour. Le trait l'atteint dans la cuisse et lui arrache un hurlement de douleur. Il porte sa main à la plaie et la compresse, puis disparaît.
L'attente se poursuit, un peu, une minute au plus, avant que Drast ne surgisse sur le toit. Il inspire profondément, à plusieurs reprises, comme pour se calmer. Comme lorsque Kriost s'entraînait pour le Chant des vagues et…
« C'est dangereux ! »
La remarque lui échappe et, après un instant, Alastor hurle.
« Protection élémentaire de troisième niveau ! »
Les gardes postés au plus bas des tribunes se tournent vers eux et hochent la tête à cet ordre que Kriost comprend sans mal. La suite est rapide, presque trop. Drast inspire une ultime fois et, dans une rotation parfaitement calculée, régurgite une quantité terrifiante de son magma. La marée dévale la tour et s'engouffre dans les ruelles et les maisons. Le courant est si violent que les vagues — Kriost ne peut les voir autrement — remontent rageusement contre les murs de l'arène.
La chaleur explose, les engouffre toutes et tous, et ce malgré les murs de pierre, d'eau et d'air que dressent les gardes pour empêcher le magma d'atteindre les spectateurs. C'est à cet instant que les plus proches du terrain commencent à reculer et se masser dans les hauteurs des gradins.
« Aide-les. »
L'ordre est clair et, sans même regarder Alastor, Kriost se lève, étant les bras et laisse son pouvoir jaillir hors de lui sans lui donner sa forme liquide. Il le laisse glisser autour des protections et par-dessus elles. Ça n'est qu'une fois l'arène englobée, qu'il laisse à l'énergie le droit de devenir un couvercle liquide. Quelques gerbes de magma, projetées par le contact avec des poches d'air, s'y figent avant de retomber violemment dans l'arène.
L'effort est terrible par sa soudaineté, mais ne dure pas très longtemps : les protections sont baissées quelques instants plus tard et Kriost, les mains tremblantes, fait de même. Une grande partie de son eau évaporée, il laisse le reste retomber le plus doucement possible.
Comment… Il ne se rassoit pas immédiatement et observe Drast, toujours au sommet de sa tour. Comment a-t-il pu faire ça ? Les mains de Kriost retombent sans qu'il ne puisse les retenir et Alastor, d'un simple contact dans son dos, l'invite à se rasseoir.
Ce Drast, il… Kriost — comme tous les autres, il le sait — observe alors les ruines du village construit par l'Héritier du Séisme. Il n'y a plus rien, ou presque. Tout est recouvert d'une pierre noire friable. Quelques « collines » rappellent l'emplacement de ce qui était une maison, un magasin ou une auberge… La chaleur ne redescend pas et l'odeur épaisse qui s'y mêle la rend plus insupportable encore.
Où est Saïna ? Une main saisit Kriost au poignet et tire dessus. Ah oui, il ne s'est pas encore rassis. Où…
« Où est-elle ? Il… Il l'a…
— Non. Il ne l'a pas tuée.
— Mais…
— Son pouvoir est terrifiant, mais il a privilégié la quantité au détriment de la puissance. Elle est toujours là. »
Kriost se tourne vers Alastor, dont le regard se déplace lentement le long des restes ensevelis d'un bâtiment. Oh… Lui peut voir l'aura. Pourtant, malgré ça, malgré l'assurance de sa voix et le pouvoir de ses yeux, Kriost ne peut se détacher du léger pincement de lèvre du professeur et de la tension qui semble habiter la moindre de ses cellules. Des deux, Alastor est le plus inquiet.
Et comme pour lui faire écho, une fois la peur primale passée, des voix commencent à s'élever partout dans les tribunes.
« Arrêtez l'affrontement !
— La gamine va crever ! Mettez-y un terme avant de le regretter. »
Et ils ne s'arrêtent pas. Oui, elle a eu sa chance. Elle fera mieux l'an prochain, là n'est pas la question. Elle pourra même l'emporter, tant pis. Elle n'en voudra à personne de lui avoir sauvé la vie ! Pourquoi ne font-ils rien et…
« La finaliste n'étant pas hors d'état de se battre et n'ayant pas signalé son désir d'abandonner, nous n'interviendrons pas. » Le ton d'Edora est glacial, comme meurtrier. « Je n'imposerai mes craintes à aucun concurrent. »
À ces mots la foule se divise. La tribune des Cataroïs se tait immédiatement, tandis que les autres explosent de rage. L'Incendie n'est donc réellement qu'un pays de barbare ! Ça ne peutpas continuer ainsi. Plusieurs personnes se lèvent pour quitter les tribunes et Drast se tourne vers la directrice pour exploser de rage :
« J'ai gagné, Directrice ! Nous savons tous qu'elle est votre protégée, tout comme Hetros, mais vous ne pouvez pargl »
Personne n'a vu la flèche venir. Elle n'était pas là l'instant d'avant et il a suffi d'un battement de cil pour qu'elle le pénètre sous l'omoplate droite.
« Deux flèches. » Deux flèches ? « Pointes contondantes, lueur jaune.
— Hein ? »
Et pendant ce temps, Drast se tourne pour voir son ennemie. Tous font de même et les regards descendent dans l'enceinte, à l'opposé d'Edora. Kriost ne peut voir Saïna, mais voit deux nouveaux traits traverser l'espace, probablement tirés en même temps. Drast, par réflexe, se décale pour en esquiver un. Le second le frappe à la hanche et, au contact, libère une explosion électrique qui parcourt le corps du finaliste et immobilise la foule.
Cela ne dure pas longtemps et, une fois que cela est terminé, il tombe au sol.
Une seconde. Elle a gagné ? Deux. Pourquoi personne ne hurle ? Trois, et Kriost se lève, pas vraiment sûr de ce qu'il se passe. Comment a-t-elle ? Il voit la rouquine de la veille, celle à la banderole, faire de même. Ils hurlent en même temps, rejoints immédiatement par l'arène tout entière. La chaleur est insoutenable et pourtant tous déversent leur joie et leur respect sur la vainqueure des premières années.
Des quatre tribunes s'élèvent d'immenses flèches élémentaires — foudre, feu, eau et même sable — qui se percutent au sommet de l'arène et explosent en un immense feu d'artifice. D'autres viennent en suite et Edora s'avance tandis que l'une des portes de l'arène s'ouvre pour libérer une dizaine de soigneurs.
« Catarphone, la première partie du Tournoi s'est terminée et c'est une inconnue qui l'a emportée ! Elle s'appelle Saïna et nous vient de la Terre des wyvernes ! » Elle est extatique, comme plus surprise encore que tous les autres. « Hurle, Catarphone ! Puissent Valsforth et Drist savoir la naissance d'une championne de l'Incendie, puissent Gorteel et Matrark la guider lors de la Grande finale !! »
Et ils ne s'arrêtent pas. Tous continuent d'inonder le ciel de leurs cris et de leur élément pour encenser la championne évanouie.
Seul Kriost s'est arrêté. Il observe Saïna sur son brancard. Son corps est marbré de brûlures, cloqué de pierres, mais elle ne semble pas souffrir. C'est à croire qu'elle sait ce qu'il est en train d'advenir et qu'elle a toujours su que son destin ne se jouerait pas aujourd'hui, mais bien au cours de la grande finale qui l'opposera au champion des deuxièmes années.
Il sent aussi qu'il n'est pas le seul à l'observer par ses yeux, que les Matriarches ont assisté à la lutte à travers lui, qu'elles ont vu la détermination et la force de Saïna. Il sourit, bien malgré lui. Il doit la rencontrer, absolument. Il doit la rencontrer, lui parler, lui demander qui elle est, ce qu'elle est, découvrir sa grandeur et ses faiblesses, tout. Il veut tout savoir d'elle en cet instant qui lui semble s'étirer à l'infini.
Oui, c'est décidé, il fera tout pour.
« T'es bien silencieux, gamin. » La phrase est si simple qu'elle en surprend Kriost. « Tout va bien ?
— Je… Oui. Tout va bien. C'est juste que…
— Elle t'a embrasé ? »
Kriost se tourne vers Alastor et fronce les sourcils… Embrasé ? Il n'est pas sûr que le terme soit bon, mais il lui semble parfait en cet instant.
« Oui, définitivement.
— J'te l'avais dit gamin. On te l'avait dit… » On… ? Oh, oui. Les aubergistes. « Notre Saïna n'allait pas être brisée par un simple mage. »
Le clin d'œil qui suit est extraordinaire et arrache à Kriost un rire épais. C'est vrai : lui non plus ne pourrait pas la briser.
Le Colisée entame alors de se vider d'un seul mouvement. La cité tout entière pulse de la même fougue que Saïna et ils veulent boire, manger, danser et fêter. Un barde non loin de Kriost commence d'ailleurs à composer quelques vers approximatifs sur une chasseuse aux traits de feu, contre un être magmati…queuh ?
Des rires explosent et une femme soulève qu'à ce rythme, on ne saura plus qu'il était humain dans dix ans. Bwarf, ce sera déjà le cas lorsque l'histoire aura fait le tour des Cinq nations !
Et ils rient de nouveau, se frappent dans le dos et s'observent avec cette connivence si particulière de ceux qui dansent dans un même bal.
Il est encore tôt, les auberges et tavernes sont toutes ouvertes. Un temps parfait pour passer sa journée à boire.