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Chapter 20 - virginie

GRÉY — Le silence de la cave

Je descendais souvent dans cette cave.

L'odeur y était humide, mais j'y trouvais un calme que le monde d'en haut refusait de me donner.

C'est étrange, hein ? Ce qu'on enterre finit toujours par remonter à la surface. Et moi, j'y ai enterré ma mère.

Virginie.

La femme au parfum d'iris et de secrets. Celle qui parlait de Dieu pendant que le diable dormait dans son fils.

Je m'étais habitué à ce silence.

Il y avait le cliquetis de ses chaînes, parfois un souffle court, parfois un murmure. Elle ne criait plus depuis des jours. Peut-être qu'elle priait.

Je l'entendais remuer, mais ça ne me faisait plus rien. Il y a un moment où les remords deviennent des meubles. Ils sont là, immobiles, et on apprend à vivre avec.

Ce soir-là, j'étais assis dans le grand salon.

Le feu crépitait, la maison était vaste, presque trop propre. Les tableaux de famille me regardaient comme des juges fatigués.

Je jouais machinalement avec mon couteau.

La télé éteinte reflétait mon visage : celui d'un homme tranquille, maître de son monde.

Je ne me souviens plus du bruit exact.

Un craquement, peut-être. Ou juste un mouvement dans l'air.

J'ai tourné la tête, un peu distrait. Et puis, le noir.

Un choc, sec. Une douleur à la tempe.

Tout s'est effondré d'un coup.

---

VIRGINIE — Enfin ma voix

J'ai cru que je ne verrais plus jamais la lumière.

J'ai cru que mon fils avait enterré jusqu'à ma parole.

Mais ce soir, c'est moi qui parle. Pas lui. Plus lui.

Il m'avait laissée en bas, dans la cave.

Il croyait que ses cordes tiendraient, que sa mère n'était qu'une vieille femme docile. Mais on ne sous-estime pas une mère qui a tout perdu.

Chaque jour, j'ai compté ses pas au-dessus de ma tête. J'ai appris à respirer comme lui, à attendre ses silences.

Et quand le moment est venu, j'ai tiré, j'ai mordu, j'ai arraché.

Le fer a cédé.

Je suis remontée, pieds nus, couverte de poussière et de peur.

Je l'ai trouvé là, dans le salon — ce même salon qu'il m'interdisait de regarder, parce que "le passé, c'est fini".

Il dormait presque. Calme, beau, presque paisible.

Et j'ai vu ce que je ne voulais plus fuir : l'enfant que j'avais mis au monde, et le monstre qu'il était devenu.

Je n'ai pas crié.

J'ai juste frappé. Une seule fois.

Le bruit m'a glacée. Il est tombé lourdement, et pour la première fois, c'est lui qui ne contrôlait plus rien.

J'ai tremblé. Pas de triomphe, non. Juste ce frisson étrange qu'on ressent quand la justice a le goût du sang et de la délivrance.

Je l'ai attaché avec les mêmes cordes qu'il utilisait.

Ses poignets, ses chevilles. La chaise a gémi sous son poids.

Quand il a ouvert les yeux, je l'ai regardé. Droit dans les siens. Et je lui ai dit :

— Maintenant, c'est moi qui parle.

Le feu, derrière moi, éclairait à moitié mon visage.

Lui respirait fort, la bouche bâillonnée. Il voulait se libérer, m'intimider encore — comme avant.

Mais non. Pas cette fois.

Cette maison, c'était la mienne avant d'être la sienne. C'est ici que j'ai aimé, que j'ai ri, que j'ai cru qu'un enfant pouvait sauver une famille.

J'avais tort.

Je me suis assise face à lui, j'ai pris un verre d'eau, j'ai respiré.

Et là, j'ai senti que quelque chose changeait — pas seulement dans la pièce, mais dans le récit lui-même.

Comme si le narrateur venait d'être arraché du livre.

— Tu m'écoutes, Gréy ?

Il a bougé la tête, lentement. Ses yeux étaient pleins de haine, mais aussi d'une peur que je n'avais jamais vue.

— C'est moi qui vais raconter, maintenant. Tu as eu ton histoire, ta version, tes mensonges. C'est fini. C'est à moi de dire ce que tu as fait, et ce que j'ai enduré.

Je me suis levée, j'ai ouvert les rideaux. La nuit de la grande maison s'est invitée dans la pièce, avec le vent et les branches.

La lumière de la lune a glissé sur les portraits de nos ancêtres. Ils semblaient me regarder, eux aussi, comme pour m'encourager.

Je me suis retournée vers lui.

— Tu as voulu écrire ton histoire avec du sang. Moi, je vais la finir avec la vérité.

Et c'est là que je me suis mise à parler.

De lui. De son père. De ce qu'il n'a jamais compris.

De la douleur d'une mère qu'on accuse d'avoir trop aimé, ou pas assez.

Je ne savais pas encore si j'allais le tuer, le livrer, ou le pardonner.

Mais une chose était sûre : cette fois, la voix, c'était la mienne.

Je ne savais plus quoi faire. Il m'avait ligotée et enfermée si longtemps que, quelque part, ça m'avait appris des choses. Chaque fois qu'il me traînait dans la cave, chaque fois qu'il m'enfermait et me faisait quelque chose, j'apprenais comment me libérer : un nœud mal serré, une sangle usée, une respiration mal calculée. Si j'étais restée à crever dans cette forêt, rien de tout ça n'aurait été possible. En me ramenant chez nous, en me gardant près de lui, il m'avait, sans le savoir, donné une chance. Merci, pensais-je — d'une façon tordue, il m'avait rendue plus forte que lui.

Il était là, mon fils. Le démon que je haïssais jusqu'au fond de mes entrailles. L'homme qui m'avait pris l'homme que j'aimais le plus. Et pourtant… une part de moi refusait de le détester entièrement. C'était une blessure contradictoire, comme une plaie qu'on caresse sans le vouloir.

J'avais faim. Une faim sourde, animale. J'avais déjà avalé tout ce qu'il y avait dans la maison, tout ce qui se mangeait sans remords. Mais il en restait : un paquet de chips sur la table, la bouteille à moitié vide, des miettes qui semblaient tenir encore la vie. Je pris les chips, je grignotai, tandis qu'un plan, petit et précis, se dessinait dans ma tête.

Je suis montée dans la chambre qui avait été sienne — ou plutôt, celle qu'il avait transformée en sanctuaire de mort. Des intestins pendus, des écrans où défilaient les images des vies qu'il avait brisées, des restes exposés comme des trophées. Le goût du vomi me monta à la gorge. Mais je voulais autre chose : je voulais porter ce qu'il portait. Pour quelques instants, marcher dans sa peau.

Je fouillai dans les armoires. Parmi les haillons et les effluves de violence, je trouvai des chemises de mon mari, des vestes que Gréy n'avait pas jugé utiles de jeter. Je m'habillai lentement, comme on met un uniforme pour entrer en guerre. Puis, je pris ses vêtements à lui aussi — un geste rituel, presque moqueur. Me glisser dans ses habits, descendre l'escalier comme s'il s'agissait d'une scène.

En descendant, je le vis lever la tête. Son regard me traversa avec ce dégoût qui avait toujours été sa façon de me mesurer. Mais quelque chose avait changé : ce n'était plus lui qui racontait l'histoire. C'était moi qui la portais, ou du moins qui tentais de la reprendre.

La réalité m'appuyait au visage : qui me croirait ? Une mère qui a ligoté son fils, retrouvée au milieu d'un décor de carnage ? Aucune preuve contre lui. Rien d'autre que mon témoignage et l'évidence que j'étais une femme fragile, blessée, estimée folle par certains. Gréy avait tout prévu pour que les indices convergent contre moi. Ma disparition soudaine, mes mains couvertes de poussière, la chaise sur laquelle il m'a assise autrefois… tout pouvait me rendre coupable.

Je m'approchai. Le couteau était froid dans ma main. Je posai l'arme sur la table, le regard planté dans le sien. — « Gréy ! Regarde ce que je vais faire ! Je vais te tuer ! » Criai-je, non pour annoncer un acte vrai, mais pour le provoquer, pour le voir se fissurer.

Il me fixa. Sans bouger les lèvres, j'ai senti qu'il me disait : « Tue-moi. Deviens comme moi. » Cette défiance m'a frappée plus fort que le courage. Je savais que je ne pourrais pas l'achever. Et je savais aussi que le dénoncer ne le garderait pas enfermé — pas sans preuves.

Soudain, son téléphone sonna. Falone, affiché sur l'écran. Qui appelait à cette heure ? Le son était un cliquetis dans la pièce. Pendant que le téléphone continuait, un déluge d'idées me traversa la tête : des scénarios, des pièges, des mises en scène où il tomberait pour de bon — ou bien où je le livrerais vivant et contraint, exposé, humilié. Mon esprit se débattait, rapide comme un couteau. Le téléphone vibra encore. Je le regardai, je regardai Gréy, et le monde sembla attendre ma décision.

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