LightReader

Chapter 27 - Signifier à l'univers tout entier.

 Cela fait quelques minutes qu'ils progressent et Saïna, légèrement en retrait de Svan et l'Ange, les observe d'un œil dubitatif. Ils sont… étranges.

 L'Ange n'a pas décroché un mot à Saïna depuis qu'ils sont ensemble. Il l'a fixée, a ouvert la bouche, puis s'est ravisé. Trois fois. Svan a lâché un « Putain… » avant de soupirer et de leur dire de le suivre. Il ne s'est pas présenté, n'a pas présenté son garde du corps et s'est contenté de laisser son regard monter et descendre le long de Saïna, non sans s'arrêter sur sa poitrine.

 Ils se dirigent vers les cuisines depuis. En silence, bien évidemment.

 Elle connaît les Torres de nom : famille noble sur la côte sud de l'Incendie, en charge de la protection des littoraux et des « échanges » avec le Maelstrom… Et Saïna ne comprend pas ce qu'il peut bien faire là. Tout chez lui, dans sa manière d'avoir les épaules voûtées, le regard bas, perçant, ou encore le pas imperceptible, hurle qu'il n'est ni noble ni fait pour ce genre d'expéditions. Qu'il ne devrait pas être là. Qu'il ne devrait même pas être noble.

 Qu'importe.

 Le camp se démonte lentement autour d'eux. Les guerriers en poste de nuit s'installent dans quelques carrioles, entre les tentes et le matériel déjà démonté.

 Il fera beau aujourd'hui, et cela s'entend aux quelques rires qui ponctuent parfois le bruit des toiles que l'on roule et des piquets que l'on entasse. Il y en aura pour une bonne heure avant que la marche ne commence, juste assez pour que les derniers se lèvent et que les cuisines finissent de préparer les repas de tout le monde.

 Lorsqu'ils y arrivent enfin, l'empaquetage a déjà commencé. Une petite vingtaine de personnes s'affairent le long d'un plan de travail en pierre où des boîtes de tailles variables glissent lentement.

 « C'vous les nouveaux? »

 C'est une grande femme blonde, l'allure étrangement taillée comme celle d'un ours, qui les hèle. Elle a les bras chargés de marmites de toutes tailles, trop selon Saïna.

 Svan, visiblement chef autoproclamé, répond à la femme.

 « Oui. La capitaine Hina nous…

 — J'm'en fous. Z'êtes à la bourre. Filés en bout de chaîne et prenez la place de Soph et Dvid. V's'empilerez les boîtes pour commencer.

 — Vous savez… »

 Mais il s'interrompt : elle ne l'écoute déjà plus et se dirige vers un grand bac de pierre rempli d'eau. Elle y pose les marmites, qu'elle commence à frotter.

 « Pour qui elle se…

 — Allez Svan… » La voix de l'Ange est celle d'un vieil ami plus que d'un serviteur. « On a du travail.

 — Mais… » Ils échangent un regard et Svan roule des yeux. « Ça va, ça va. On y va. »

 Et ils y vont.

 Dvid et Soph, deux rouquins au lien de parenté sans équivoque, les accueillent poliment, mais sans réelle chaleur. Tout le monde a du travail, eux aussi, d'autant que la mission des nouveaux est la plus simple : empiler les boîtes en fonction de leur taille, les distribuer à ceux qui viennent les récupérer contre un jeton — dont le nombre d'anneaux correspond à la taille de la boîte —, puis amener les boîtes restantes à l'infirmerie, aux carrioles transportant des dormeurs et au commandement. Rien de compliqué ni complexe donc.

 Et si Saïna n'a pas l'impression que ce sera la journée la plus trépidante de son existence, les constantes plaintes et grognements de Svan n'aident définitivement pas.

 Chaque caisse soulevée, chaque jeton récupéré, chaque action nécessaire à l'accomplissement de leur travail est agrémentée d'un soupir, d'un regard en biais ou de tout ce que le noble peut faire pour signifier à l'univers tout entier — en particulier les guerriers qui viennent récupérer leur repas — qu'il n'a pas envie de faire.

 « Amais, c'est bien ça ?

 — Oui ! Mais comment… ?

 — Vous ne vous en souvenez sûrement pas, mais… »

 L'Ange, au contraire, est une véritable machine à travailler et nouer du lien. Son être se fige toujours autant lorsqu'il croise le regard de Saïna, mais il est d'une prévenance qu'elle ne pensait pas possible.

 Il discute, échange, sourit parfois plus que nécessaire, de telle sorte que tous ceux qui passent par lui repartent avec une gaieté réelle dans le regard. La chasseuse ne peut s'empêcher de l'observer avec sympathie et de se demander comment un homme — lui et Svan doivent avoir une dizaine d'années de plus qu'elle — d'une telle bonhomie a pu se retrouver au service de ce… De Svan, tout simplement.

 Une belle heure s'écoule ainsi rapidement, sans qu'ils n'aient réellement le temps d'échanger. Le flot de guerriers en quête de repas tarissant, Dvid revient vers eux avec leurs nouveaux ordres : Svan restera ici pour s'occuper des quelques retardataires tandis que l'Ange et Saïna s'occuperont des quelques livraisons restantes.

 « Je…

 — Ordre de la Cheffe, Sieur de Torres. Si vous avez un problème avec les ordres, c'est elle qu'il faut aller voir. »

 D'un mouvement de tête, Dvid indique la Cheffe, dont le sourcil arqué est plus que clair : qu'il vienne, s'il veut jouer. Svan l'observe un instant, fronce les sourcils… et lâche un épais râle de vaincu.

 « Ça va, ça va, j'ai compris. Allez-y vous deux. Je reste là. »

 Et, comme s'il avait été seul maître de cette décision, il leur lance un regard appuyé, puis le laisse glisser vers les boîtes.

 « Aaaaah… Svan. »

 C'était un murmure de l'Ange, au mieux, tant et si bien que le noble pourrait ne pas l'avoir entendu. Saïna, elle, n'est pas passée à côté en tout cas. Elle a entendu ce mélange d'amour, de compassion et d'un soupçon de désespoir face à la répétition incessante d'un même comportement.

 « Allez l'Ange, on y va.

 — … »

 Elle se tourne vers lui, arque le sourcil et redresse le menton. Autant cela peut aller s'ils sont trois, autant ils ne vont pas faire toute la livraison dans le silence.

 « Il est hors de question que l'on ne parle pas. Qu'est-ce qu'il y a ? »

 L'Ange entrouvre la bouche, bouge légèrement la main droite, avant de détourner le regard et de se diriger vers les boîtes… Pas encore !

 « Ce qu'il y a, c'est que l'Ange est un Cent-nom, comme toi. » Un bref regard vers Svan. « Et que, comme la grande majorité des Cent-noms qui travaillent pour la noblesse, tes victoires contre les représentants de trois grandes maisons ont fait quelque chose à son petit cœur…

 — Hein ? »

 Svan se masse alors les yeux devant l'air ahuri de Saïna.

 « Cela fait un an qu'il cherche un prétexte pour monter à Catarphone. » Hein ? « Putain, mais vous êtes vraiment tous trop cons… Il est fan de toi Saïna, beaucoup trop pour pouvoir décrocher un mot avant que quelqu'un ne se foute suffisamment de sa gueule pour l'y forcer. »

 L'Ange est… quoi ? Elle sent du feu lui monter aux joues, observe l'Ange qui est dans le même état qu'elle : pivoine. Personne n'a semblé aussi naïvement heureux de la rencontrer depuis Kriost. Personne au cours de cette longue année lors de laquelle toutes les maisons, toutes les compagnies et tous les corps d'armée l'ont couverte de présents.

 Elle ramasse sa contenance rapidement, s'approche de l'Ange — dont les bras sont chargés d'une bonne trentaine de caisses. Il la regarde en coin et ses pupilles semblent trembler d'excitation. Les choses prennent soudain un sens nouveau.

 « Allez viens l'Ange, on va s'occuper de cette livraison.

 — Ou… oui. »

 Elle lui sourit, il semble fondre.

More Chapters