Ils ont traversé la moitié des plaines, partiront aujourd'hui du carrefour des Quatre vents, et pourtant le voyage n'a pas encore réellement commencé. L'Ardent est derrière eux, mais leur objectif est encore loin. Trop loin au goût d'Hina. Il n'y a pas encore eu de problèmes — par chance ! Il n'aurait manqué plus que ça —, mais la Terre des wyvernes est source de dangers multiples et variés, insondable.
Dissimulée par l'ombre de ses quartiers, elle expire lentement, ancre ses pieds dans le sol et pivote son bassin vers la droite, les bras tendus, comme le lui a appris sa mère lorsqu'elle était enfant.
Il va falloir qu'elle s'assure que ses recrues, et toutes les autres dont il s'agit de la première mission, ne meurent pas à la première déconvenue. Leur rappeler d'entretenir leur équipement chaque jour, de ne jamais oublier leurs bottes, de ne pas sous-estimer la moindre blessure, aussi bénigne leur semble-t-elle.
Elle inspire, pivote vers la gauche.
Leur apprendre qu'il ne s'agit pas d'un sprint, qu'aussi envieuses soient-elles de s'illustrer, une expédition n'est pas un succès par l'action d'une seule, mais par l'amalgame de chacune d'entre elles.
« Capitaine.
— Oui, Lirk ?
— Ils commencent à arriver. »
Elle soupire, réaligne son crâne, ses épaules, son bassin et l'intégralité entière de son être avec le sol sous ses pieds. Un instant durant, elle s'aligne entre le ciel et la terre, ne devient plus qu'un médium de l'une vers l'autre.
« Très bien, j'arrive. »
Elle se redresse, fait jouer la moindre de ses jointures dans un ensemble de mouvements tant effectués qu'elle n'y réfléchit plus. D'abord la tête, les épaules, le bras droit, puis le gauche, le bassin, les genoux et enfin les chevilles. Son armure légère tient parfaitement, aucun jeu ne se fait sentir. Bien.
Elle se dirige vers son « bureau », deux tréteaux et une planche vaguement droite, prend la liste qu'elle a rédigée la veille. Elle scrute un instant le naginata offert par le Roi quelques années plus tôt, en remerciement de ses services. Une arme métisse, née de l'Orage, mais forgée dans l'Incendie, lui avait-il dit. Comme elle, avait-elle pensée, et, parce qu'il lui a toujours semblé que le Roi pouvait lire les pensées des capitaines de l'Incendie, il avait ri pour toute réponse.
Elle empoigne l'arme, sent le feu qui vit à l'intérieur, la fixe dans son dos et se dirige vers la sortie de ses quartiers.
La lumière est encore faible — sept heures, tout au plus — et ils sont visiblement tous là : la cinquantaine de guerriers affectés à l'arrière, des nouvelles recrues pour la plupart.
Lirk, indécrottablement mal préparé, cheveux blonds légèrement gras et sangles de l'armure lâches, se tient sur sa droite, comme toujours. Hina balaie l'assistance, reconnaît Svan de Torres, son air renfrogné, son attitude délétère et son garde du corps — comment s'appelle-t-il celui-ci ? —, quelques visages croisés au détour de casernes, les jeunes de son unité et, évidemment, la championne qu'Edora a prise sous son aile il y a deux ans. Saïna, si sa mémoire est exacte.
De toutes les recrues présentes depuis le début de l'expédition, elle est la seule à ne pas s'être liée au reste du corps armé. Ses échanges se limitent aux autres élèves de son académie et à ses anciens professeurs. Et ça ne va pas. C'est… dangereux. Hina le sait, mais elle n'a pas de temps pour ça. Pas encore.
« Bonjour à toutes et à tous.
— Bonjour, Capitaine ! »
Ils ont répondu comme un seul être. C'est bien.
« J'ai deux choses à vous dire. Tout d'abord, les derniers membres du corps arrière de l'expédition sont arrivés hier. » Un bref regard vers de Torres, qui roule des yeux. Elle hausse un sourcil avant de revenir aux autres. « Ensuite, je vais aujourd'hui vous annoncer les groupes qui vous ont été assignés jusqu'à notre arrivée aux pieds de la Terre des wyvernes. »
Un murmure, léger, et quelques regards de connivences entre celles et ceux qui se connaissent ou se sont liés depuis le départ. Hina a bien évidemment pris ces liens en compte.
« Vous serez répartis en une vingtaine de groupes de trois, affectés principalement à la surveillance des stocks et l'entretien de tout le matériel qui, tôt ou tard, s'abîmera. Vous aurez également pour mission d'aider toutes celles et ceux qui ne se battront théoriquement pas, mais nous permettront de mener à bien cette expédition. »
Menuisiers, forgerons, médecins, cuisiniers…
« Je voulais établir un roulement pour faire tourner les tâches les plus agréables… » Un léger sourire lui étire les lèvres. « Mais il n'y en a aucune. Alors à quoi bon ? Des questions ? » Aucune. « Bien, alors je vais commencer. »
Et elle déroule la liste et commence.
Les groupes sont simples, basés sur les interactions qu'elle a pu constater ou que Lirk lui a fait remonter. De ce qu'elle a vu, aucun fauteur de trouble ni démissionnaire dans les rangs. C'est une bonne chose.
Il n'y a que cette Saïna qui pose problème… Enfin, non. Ce n'est pas le bon terme. Elle se retrouve jetée à l'arrière, loin de ceux qu'elle connaît, et cela doit lui peser. D'autant qu'avec les compétences qu'elle a démontrées contre le Gasal et le Lorl, elle a tout ce qu'il faut pour le poste de torche, loin à l'avant, très probablement seule, pour récolter un maximum d'informations.
Seulement voilà, Edora a été claire : Saïna ira à l'arrière, au moins jusqu'à ce qu'ils atteignent les montagnes. On verra ensuite.
Et même si Hina a entendu les arguments de la commandante, même si elle est plutôt d'accord avec le fait qu'envoyer une native d'Egara à l'avant, sans réelle expérience, pourrait être plus dangereux qu'autre chose, qu'elle pourrait tomber dans un piège tendu par un ancien voisin devenu Oublié, qu'il s'agirait d'une perte terrible… Malgré tout cela, elle ne peut pas s'empêcher de penser qu'il s'agit là d'un excès surprotecteur d'Edora et que, même si elle s'en défendrait corps et âme, la noble se reconnaît un peu trop dans cette jeune sang-dragon débarquée de nulle part et aux origines inexistantes, ou presque…
« Affectés aux cuisines, Svan de Torres, … »
Hina scrute un instant le garde du corps. Comment s'appelle-t-il déjà ? A-t-elle seulement déjà entendu son véritable non ? Son esprit fouille quelques souvenirs, en vain, et face au silence qui s'épaissit, abandonne la recherche aussi vite qu'elle l'a entamée.
« Svan de Torres, donc, l'Ange et Saïna. »
Oh ? Les étoiles qui ont explosé dans le regard de l'Ange à la mention de l'équipe sont de bon augure. Elles ont succédé à une profonde déception de ne pas être appelé par son nom, mais ça, ça n'est pas important.